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ce gai compagnon, et lui tendant un verre : « Bois, mon cher, lui dit-il, j’ai tapé le Juif, ce matin ! » Il fait boire aussi le cheval, appelle le tzigane, verse dans son violon la fin de la bouteille ; et comme le malheureux gémit : « monseigneur, ô maître divin, ô mon roi (c’est tout l’Orient qui passe !), tu ruines le pauvre tzigane, tu as perdu son violon ! » l’autre, tirant son portefeuille, lui donne son dernier billet. Tout le monde est à la joie, et même les commerçants juifs, une minute effarés... Peut-être vous imaginez-vous que Pinkas-Kohn éprouve un grand mépris secret pour ce noceur campagnard ? Vous vous trompez tout à fait. Pour lui, ce hobereau reste un être supérieur. Même dans l’ivresse, il le respecte. Depuis tant de générations il a été dressé à courber l’échine devant lui ! Ce hussard en goguette représente à ses yeux une élégance aristocratique, une désinvolture à laquelle, lui personnellement, il sait qu’il n’atteindra jamais. Heureusement qu’il a un fils, un fils au lycée de Budapest ; et il espère bien qu’un jour, le cher enfant et sa progéniture auront ces façons magnifiques, répandront leur argent avec cette aisance incomparable, sans aucun regret dans le cœur, et soulèveront autour d’eux le respect et l’admiration qu’il éprouve lui-même pour ce sous-lieutenant à cravache !...

C’est dans cette atmosphère de Paris-sur-Peczé que Tibor Szamuely s’initia à la grande vie, singeant les manières de la gentry, emplissant de vains bavardages érotico-intellectuels les douze heures de la journée, qui sont longues à Grand-Varadin, accumulant en lui mille rancœurs, mille appétits insatisfaits, et rêvant au moment où quelque chance, l’arrachant aux marais de la Peczé, ouvrirait à son ambition les paradis de Budapest. Cet heureux jour arriva. Il partit pour la capitale, mais il n’y réussit guère. Bien que là-bas, parmi les journalistes, une fausse élégance soit assez naturelle, son affectation de dandysme, et le soin qu’il mettait à éviter ses confrères pauvres pour se lier de préférence avec des gens fortunés, le rendaient peu sympathique. Toujours le monocle à l’œil, et vêtu avec recherche, il passait des journées au lit, quand il n’avait pas de quoi manger. Mais, dans ses lettres à ses parents, il représentait sa situation comme brillante ; et devant ses camarades, qui pourtant n’étaient pas dupes, il posait au fils de famille. Encore s’il avait eu du talent ! Mais il en manquait tout à fait ; et c’était