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biens-fonds des exploitations d’Etat, destinées à subvenir aux besoins des populations urbaines. Comme par le passé, le fermier et l’ouvrier agricole durent travailler pour autrui. Aussi, en dépit des hauts salaires (un porcher soviétique touchait quinze cents couronnes par mois), les paysans ne montrèrent aucun zèle à travailler sur ces biens nationaux. Quant aux petits propriétaires dont les Commissaires du peuple s’efforçaient de gagner la bienveillance en respectant leurs biens, voire en leur promettant l’exemption de tout impôt, ils subissaient impatiemment le fléau des salaires énormes qu’ils devaient maintenant payer aux journaliers, et la fameuse loi de huit heures de travail qu’on ne pouvait enfreindre sans encourir des amendes. Ils refusaient avec obstination de vendre leur récolte de blé au prix fixé par les Soviets, s’abstenaient d’envoyer légumes et bestiaux sur le marché des villes, et n’ensemencèrent, cette année-là, que juste le nécessaire pour leur consommation personnelle, La conséquence fut que dans cette Hongrie, d’une incomparable richesse en bétail et en céréales, on ne connut jamais dans les villes une pareille disette de vivres. Sur le marché de Budapest, un navet coûtait cinq couronnes.

Pour obliger les paysans à livrer leurs denrées, et surtout pour réprimer les révoltes qui éclataient çà et là, un détachement spécial, recruté parmi les gars de Lénine, fut chargé d’organiser la terreur à la campagne. Ce détachement, d’une trentaine d’hommes environ, avait pour caserne un train blindé, armé de mitrailleuses, toujours prêt à partir et à se porter sur le village où l’on avait signalé quelque agitation suspecte. A sa tête, se trouvait un garçon d’aspect malingre, voûté, phtisique, les mains longues et veineuses, le visage blafard, osseux, avec des yeux de poisson mort, un long nez aplati du bout, une large bouche à grosses lèvres, et d’épais cheveux noirs, rejetés en arrière, qui lui faisaient comme un bonnet de loutre. Tout cela emmanché sur un long cou, où la pomme d’Adam montait et descendait au-dessus d’un col impeccable, car l’homme était coquet. Il s’appelait Tibor Szamuely.

C’était un des trois enfants d’une famille juive de Galicie, émigrée depuis quelque temps en Hongrie, et qui avait acquis une certaine aisance dans un Comitat du nord. Lui aussi, comme Pogany, Bela Kun et la plupart des Commissaires du peuple, il appartenait à ce milieu d’intellectuels insatisfaits, qui