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Quelques semaines avaient suffi pour jeter bas, à Budapest, le vieil ordre séculaire. Des gens qui n’éprouvaient ni scrupules ni regrets à sacrifier un monde auquel ils demeuraient profondément étrangers, avaient tout bouleversé pour reconstruire à leur guise. Une Jérusalem nouvelle s’élevait au bord du Danube, sortie du cerveau juif de Karl Marx et bâtie par des mains juives. Depuis des siècles et des siècles, à travers tous les désastres, le rêve messianique d’une cité idéale, où il n’y aura ni riches ni pauvres et où régneront la justice et l’égalité parfaites, n’a jamais cessé de hanter l’imagination d’Israël. Dans leurs ghettos remplis d’une poussière de vieux songes, les Juifs sauvages de Galicie s’obstinent toujours à épier, les soirs de lune, au fond du ciel, quelque signe avant-coureur de la venue du Messie. Karl Marx, Bela Kun et les autres ont repris à leur tour le rêve fabuleux. Seulement, las de chercher au ciel ce Royaume de Dieu qui n’arrive jamais, ils l’ont fait descendre sur terre. L’expérience a montré que leurs anciens prophètes étaient mieux inspirés en le plaçant dans la nue.


II. — DANS LA CAMPAGNE HONGROISE

Budapest n’est pas la Hongrie : la vraie Hongrie, c’est la campagne, le grand pays du blé et des vastes herbages où paissent en liberté les troupeaux. On y fait des lieues et des lieues sans jamais rencontrer la moindre maison isolée. Cette belle contrée, où la terre est si fertile, donne par moments l’impression d’être presque inhabitée. Jadis il n’en était pas ainsi. Du temps des Anjou et des Hunyade, on voyait partout des fermes, des châteaux, des monastères ; mais les Turcs, il y a trois siècles, ravagèrent tout cela. Le pays redevint un immense pâturage, et à la place de la ferme bien bâtie, on ne vit plus dans la campagne que la hutte de roseaux où s’abritait le berger, et quelques gros villages où les paysans se rassemblaient pour se mettre à l’abri du janissaire et du spahi. Depuis deux cents ans que les Turcs ont été chassés de Hongrie, l’aspect des choses n’a pas beaucoup changé. Sans doute les terrains de culture ont peu à peu remplacé presque partout le steppe incultivé, mais jamais plus la vie rurale ne s’est dispersée dans les champs. Elle reste toujours concentrée en d’énormes villages, véritables cités rustiques de plusieurs milliers d’habitants, qui se