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moins à son empreinte personnelle, et qui, grâce à lui, est devenue un des châteaux de l’imagination, à côté de la Venise de Théophile Gautier, de Musset, de Barres, de Gabriele d’Annunzio.

D’abord, il l’a vue, comme Naples, à travers le mirage littéraire et romanesque des Mémoires de Casanova : ville des masques, du carnaval, des joueurs de pharaon, des parties tragiques en gondole, des mystères ensevelis dans les ténèbres des Plombs ou dans les eaux dormantes des petits canaux. Ecoutez-le nous parler de cette ville de rêve, pourtant plus réelle que beaucoup d’autres parce qu’elle vit immortellement dans tous les cœurs passionnés et dans toutes les imaginations sentimentales : « Nous ne manquions, dit un de ses héros, aucun des divertissements qu’offre la Ville Voluptueuse. Que d’heures avons-nous passées aux parloirs des couvents de nonnes, à regarder leurs guimpes entr’ouvertes et à écouter leur babil en goûtant des sucreries sèches et en buvant des sorbets ! Que de nuits employées, assis aux tables de pharaon, à perdre notre or, ou à gagner les sequins d’autrui ! Que de fois, au temps de carnaval, avons-nous parcouru la ville, en folâtrant et en gambadant ! Au sortir des mascarades, nos manteaux frôlaient les murs des rues étroites. Les étoiles pâlissaient à l’aube du ciel et, quand nous arrivions aux quais, l’air salin gonflait nos vêtements autour de nous, et nous sentions, sous nos masques peints, à nos visages échauffés, le souffle de sa caresse matinale... »

Les plaisirs de la Ville Enchantée, c’est d’abord ce que Henri de Régnier a vu de Venise. Et puis, comme son Tito Bassi, comédien à la tête exaltée, qui prend trop au sérieux les décors de théâtre, il s’est fait une raison. Il s’est résigné à constater que la fête galante est finie, les feux d’artifice et les lustres éteints. Ce passé délicieux est loin de nous. Il faut se contenter d’en recueillir pieusement les restes, de goûter ce qui en subsiste. En reste-t-il quelque chose, vraiment ?... Mon Dieu, oui ! presque tout ! Regardons bien ! il en reste Venise presque tout entière, non pas seulement celle des musées et des antiquaires, à la vie antique et toujours jeune, celle des gondoles et des lieux de flânerie, mais toute une Venise aristocratique et populaire, dont les types ont été consacrés à jamais par la Commedia dell’ arte.

La Comédie ! Les Italiens ! Le Carnaval de Venise ! Mots magiques qui faisaient perdre la tête à nos pères ! Dans toutes nos vieilles villes de province, il y a une place de la Comédie,