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autant que lui, hommes du monde dans le désert. En revanche, il fuyait les villes et leur cérémonial, détestait les visites officielles, et déclarait qu’entre subir une heure d’attente dans l’antichambre d’un ministre et endurer une tempête de sable, il choisissait la tempête. Sa bonne humeur était connue. Il aimait les histoires gaies, même les histoires lestes, de préférence celles qui mettent en scène des gens du bled. Mais il y avait des sautes de vent. Cet impressionnable, ce nerveux, ce distrait, avait vingt fois le jour, et souvent trente, l’occasion de s’impatienter ou de se fâcher. La seule chose qu’il ne pardonnait pas, c’était la tromperie. On avait sa confiance une fois, pas deux. Pour le reste, il avait l’oubli facile, celui des torts des autres, et celui des siens propres ; il possédait, à la perfection, le don de sympathie, qui devient un art, chez les gens de cœur. Tous les bons travailleurs, tous les serviteurs énergiques de la cause, c’est-à-dire de la France africaine, aimaient Laperrine. Il savait être amical sans être familier. Il avait son grade dans le regard, dans le geste, dans l’âme. Au désert, il faisait asseoir les sous-officiers autour du burnous étendu à terre et qui servait de nappe, pour déjeuner. Les officiers en mission correspondaient avec leur chef, même pour affaires de service, par lettres privées, où chacun donnait de ses nouvelles, racontait, commentait, se plaignait s’il y avait lieu. Il répondait de même. Son énergie était prodigieuse, son exactitude également. A peine descendu de cheval, ou de méhari, après un parcours de 50, 60, parfois de 80 kilomètres, il faisait dresser sa table de travail, buvait une tasse de thé et se mettait à écrire. Les courriers qui le joignaient en route pouvaient repartir, le soir même, avec la réponse.

A l’heure de la sieste, il n’y avait souvent qu’un homme qui ne dormît pas : Laperrine. Là, dans le désert, il était dans son royaume, dont il connaissait tout, les hommes et les choses. Un de ses disciples et amis a dit : « Il n’était pleinement lui-même qu’à partir du moment où il posait son pied nu sur la souple encolure de son méhari. » Sa puissance, parmi tant de tribus d’Algérie, du Soudan, du Sahara, était faite de la certitude, établie par cent preuves au cœur des indigènes, que ce grand chef n’était pas leur ennemi. Laperrine ne voulait ni les humilier, ni les exploiter : il voulait se les concilier, les faire entrer, comme protégés, comme aides et comme amis, dans une France prolongée.