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Les indigènes qui sont curieux, entrants, tenaillés par la faim et la soif, et donc volontiers chapardeurs, respectèrent presque tout de suite, du moins d’une certaine manière, la clôture de Frère Charles. Non qu’ils se gênassent pour pénétrer dans le domaine et venir visiter le « marabout, » mais la réputation de sainteté de celui-ci rendait pour eux sacrés les objets qu’ils découvraient en chemin, à l’intérieur de la clôture. Le nomade déchargeait son chameau de l’autre côté des cailloux frontières ; la pauvre femme arabe, rentrant de la corvée quotidienne de bois, y jetait son fagot ; le boucher y déposait un paquet de peaux saignantes de chevreaux : eh bien ! même si l’absence durait plusieurs heures, ou une nuit entière, le caravanier retrouvait intacte sa marchandise, la femme son faix de racines de palmiers, le boucher son ballot de cuir frais. Dans la suite, la ligne de cailloux fut remplacée par une ligne de piquets, plus ou moins tordus, sur lesquels étaient fixés deux rangs de fil de fer barbelé. Sept grosses bornes, surmontées de deux bâtons en croix, et disposées de distance en distance, servaient d’appui à la maigre clôture, et d’étendards à l’homme de Dieu.

La culture devait faire des progrès plus lents. Ce n’est pas une petite entreprise, de creuser un morceau de désert qui n’a peut-être jamais été fouillé ; d’assurer l’eau, c’est-à-dire la vie, aux arbres que l’on plante et aux grains que l’on sème, lorsque la chaleur, comme à Béni Abbès, est de 30°, tout le jour, d’octobre à juin, et s’élève ensuite jusqu’à 50° ! Frère Charles, ainsi que je l’ai dit, commença par approfondir les puits abandonnés de son domaine ; il creusa des rigoles, pour amener l’eau des sources au pied des palmiers poussés à l’aventure et à demi ensablés par le vent du Sud. Le travail était de ceux que le pauvre jardinier de Nazareth ne pouvait continuer sans aide, car la plus énergique volonté ne suffit pas, — les hommes l’apprennent vite, — pour être à la fois tout à tous et tout à tout. Le Père de Foucauld, après quelques essais, engagea deux Harratins[1], comme il n’en manque pas à Béni Abbès, et qu’il nomma jardiniers pour le besoin qu’il en avait. Peut-être, après tout, connaissaient-ils, mieux que le maître du domaine, les soins à donner aux palmiers et les infinies précautions qu’il faut prendre, en pays chaud, pour que les semis de légumes, ayant

  1. Métis d’arabes et de nègres, répandus dans toutes les oasis, et dont la situation sociale est intermédiaire entre celle de l’esclave et celle de l’homme libre.