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seule ouverture sur le monde. Hors la brèche, tout n’est que verdure, et bleu du ciel.

Le monastère fut bâti là, parmi les cultures. C’est bien le plus pauvre qu’on puisse imaginer. Une clôture le limite et le défend des rôdeurs, mais elle est faite d’épines sèches et de piquets. On ne voit point d’église comme en nos abbayes d’Occident, qui domine de son toit et de son clocher les autres bâtiments. La porte d’entrée de la Trappe de Cheiklé ouvre sur une cour de ferme. A droite, tout en longueur, sont les écuries des mules et les étables ; à gauche, une boulangerie, une cuisine, une forge, un hangar où l’on remise les instruments agricoles ; au fond, la salle du chapitre, le réfectoire, la chambre du prieur. Plusieurs autres constructions, dans la partie gauche du terrain, furent groupées selon les besoins, chapelle, menuiserie, bûcher, salles d’étude, bibliothèque, lingerie : mais la pierre ayant été réservée pour la chapelle, la salle capitulaire et les écuries, le reste fut construit en clayonnage et en terre grasse, et coiffé de toitures en planches ou en chaume. L’aspect n’avait rien de ce bel ordre dont le mot monastère éveille en nous l’idée. Il fallait, pour habiter là, des hommes solides de corps et de courage. Car, sans parler des incursions, toujours possibles, des bandes de brigands tentés par les greniers, ou excités par le fanatisme, le confortable manquait nécessairement, et le nécessaire habituellement. Les religieux, par exemple, couchaient, en été, dans un grenier situé au-dessus des étables et dont le plancher, aux lattes frustes et sans jointures, laissait passer le bruit et l’odeur des bêtes. En hiver, ils avaient, pour dortoir, un autre grenier, au-dessus de la salle capitulaire et du réfectoire, mais on n’y dormait guère mieux que dans l’autre, lorsque la neige couvrait la toiture en tôle, très rapprochée des paillasses, et les couvertures, rembourrées avec de la mousse, défendaient mal de la morsure du froid. Par ailleurs, si le domaine suffisait à faire vivre ceux qui le cultivaient, il ne donnait pas les ressources qu’il aurait fallu pour édifier une abbaye véritable. La terre, depuis vingt ans défrichée, produisait de belles récoltes de froment, d’orge, de coton ; le jardin potager fournissait abondamment les légumes ; des vignes bien exploitées, bien entretenues, et de cépages choisis, permettaient de faire, à la fin des étés, un vin blanc délicieux : mais l’éloignement des marchés rendait la vente à peu près vaine, et le transport mangeait la marchandise.