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haut, si bien que tout le tableau, le panorama de la ville au bord de sa rivière, avec la silhouette de ses toits rouges, de ses pignons bleus et le prisme de son clocher grisâtre, apparaît entre ciel et eau comme une vision suspendue à un nuage. Il n’y a pas dans toute la peinture une construction plus audacieuse que cette échelle de valeurs renversées, cet escalier aérien descendant de degré en degré du point le plus fort où tout s’appuie, jusqu’à la terre qui vient traîner au bord du cadre comme la frange d’un tapis céleste de phénomènes. Quant au caprice de l’éclairage, à la fantaisie du rayon qui glisse entre deux nuages, frappe un mur à l’extrême droite comme une note suraiguë, illumine le troisième ou quatrième plan comme un arpège courant sur l’arête des toits, pour disparaître à gauche dans la partie sombre du clavier, c’est une des plus belles arabesques que l’œil d’un artiste ait dérobées au soleil, le plus grand des peintres. L’exécution est surprenante : d’une matière épaisse, poreuse et délicate, d’une espèce de substance vivante qui se diversifie comme celle des objets, avec de petites rugosités et des ponctuations étranges, faites pour accrocher çà et là la lumière. A côté d’un pareil tableau, tout le reste pâlit, et même le grandiose Moulin de Ruysdaël avec toute l’éloquence de son architecture céleste, semble vraiment d’une langue un peu parcimonieuse dont la sourde mélancolie et l’effet oratoire ne laissent pas de trahir quelque déclamation. Tout s’efface devant ce peintre qui dessine comme la nature et qui peint comme la lumière.

En effet, dans cette école des lumières étroites et des brusques éclairages, où la manière de conduire le jour et de le noyer d’ombre est la grande ressource des peintres et la condition exclusive de toute leur poétique, Vermeer et son maître Fabritius sont à peu près les seuls qui se passent de cette convention et conçoivent en dehors du clair-obscur l’intérêt du tableau. Il va sans dire que l’anecdote, ce qu’on appelle le sujet, est plus étranger, s’il se peut, qu’à tout autre de ses contemporains, à ce raffiné qui, deux fois sur quatre, ne met en scène qu’une demi-figure.

Nul élément de fiction, nulle ombre d’artifice n’entre dans la composition des œuvres de ce maître supérieur et candide. La réalité la plus tranquille et la plus quotidienne, la moins dramatisée par des effets factices, la lumière simple, le jour solaire dans son essence la plus pure, voilà tout le secret de l’enchantement de Vermeer. Cette étude de la vie dans un bain d’atmosphère, sans autre ombre que celle que donne la nature, sans aucune des roueries et des transformations