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alerte et vivant dans un court volume que, mieux que personne, il aurait su écrire. Le sujet qu’il a traité est si important, il touche à tant de questions, encore actuelles, il forme un chapitre si essentiel de notre histoire morale, qu’on est un peu excusable d’y revenir après Maurice Masson, et, en utilisant ses travaux, d’en suivre les suggestions les plus intéressantes [1].


I

Et d’abord, quelles lumières ces savantes recherches projettent-elles sur la psychologie de Jean-Jacques ?

Certains critiques ont fait à Rousseau une réputation de « logicien, » qui m’a toujours paru la chose la plus extraordinaire du monde. Comme on ne saurait les accuser de ne pas l’avoir lu, il faut croire qu’ils n’ont jamais essayé d’analyser l’un quelconque de ses ouvrages : car la plume leur serait tombée des mains, et ils auraient bien vite renoncé à retrouver le lien logique qui devrait soutenir les différentes parties de l’œuvre. Ou plutôt encore, ils ont été la dupe des « or, » des « car, » des « conséquemment, » que l’auteur du Contrat social multiplie dans son discours, et à l’aide desquels il se donne peut-être le change à lui-même sur l’inconsistance de sa pensée. Car, en fait, c’est un assez pauvre dialecticien que Jean-Jacques. D’autres, assurément, l’ont dit avant Maurice Masson ; mais je ne sais si personne a mis aussi fortement en relief ce qu’il appelle très bien l’ « allure naturellement sporadique de son esprit. » Combien je lui sais gré, pour ma part, d’avoir cité et commenté un fragment d’une lettre peu connue de Rousseau à dom Deschamps, — il faut aller la chercher dans un livre d’Emile Beaussire, — et qui est singulièrement révélatrice de son tour d’intelligence et de ses procédés d’écrivain ! Dom Deschamps lui reprochait de manquer de logique. Et Jean-Jacques de lui répondre :


Vous êtes bien bon de me tancer sur mes inexactitudes en fait de raisonnement. En êtes-vous à vous apercevoir que je vois très bien certains objets, mais que je n’en sais point comparer ; que je suis assez fertile en propositions, sans jamais voir de conséquences ; qu’ordre et méthode, qui sont vos dieux, sont mes furies ; que jamais rien ne

  1. Voyez aussi le livre utile, mais insuffisamment creusé, à mon gré, de M. Albert Monod, De Pascal à Chateaubriand, les défenseurs français du christianisme, de 1670 à 1802 (Paris Alcan, 1916, in-8o).