Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 63.djvu/410

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était plus que frugal, — il vivait pauvrement, — et servi dans des plats de terre brune. A l’égal des mathématiques et de l’astronomie, sa science préférée, notre hôte chérissait la musique. Il lui donne, dans les Sources, une place d’honneur parmi les grandes disciplines de l’esprit et de l’âme. Le Père nous appelait en souriant ses musiciens, ou, comme disaient les princes d’autrefois, les « virtuoses de sa chambre. » Médiocres virtuoses, mais qui savaient le charmer. Après le dîner, quand c’était l’été, il aimait à me faire admirer, par la fenêtre ouverte, le dôme, tout proche, des Invalides, les coteaux de Meudon, qu’on découvrait au loin, et le ciel peu à peu nocturne où paraissaient les étoiles. Il me les nommait, et d’une voix douce, légèrement voilée, il ajoutait, comme en rêve : « Mon petit enfant, si vous ne croyiez pas qu’elles peuvent être habitées, cela me ferait beaucoup de peine. » Vivement je me défendais de ne le point croire. Puis il donnait le signal de nos modestes concerts, à « Pour nous, disait-il, et pour les Muses. » Mozart était son maître favori. C’est à Mozart qu’il revenait et nous ramenait toujours. Le début de certaine sonate pour piano et violon suffisait à le ravir. Que de fois mon père et moi, n’avons-nous pas dû reprendre pour qui la phrase exquise ! Et jamais depuis je n’ai pu la jouer ou l’écouter sans revoir le cabinet de la rue Barbet de Jouy et les visages aimés, sans ressentir encore la douceur de mon enfance mêlée à la beauté de la nuit. Qui sait, a dit Musset, parlant à la musique :


Qui sait ce qu’un enfant peut entendre et peut dire,
Dans tes soupirs divins nés de l’air qu’il respire...


En ce temps-là je ne le savais pas, et je le sais à peine aujourd’hui.

Mon premier maître, après ma mère, était peu fait pour me l’apprendre. Au début de la guerre de 1870, mes parents, qui restaient à Paris, m’envoyèrent en province chez des cousins. Je reçus d’eux les soins les plus tendres et, du meilleur professeur de piano de l’endroit, les plus déplorables leçons. Le digne homme me faisait jouer la sonate Pathétique. Je l’étudiais sur un piano médiocre, au-dessus duquel un tableau, copié de Véronèse, représentait Moïse sauvé des eaux. A côté de moi, dans son berceau, comme un autre Moïse, reposait et criait tour à tour une enfant nouveau-née. Sa mère, ma cousine, me la