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aborda le grand artiste, avec lequel il était lié depuis l’enfance. : « Cher ami, lui dit-il en me tenant par la main, voici mon fils. Il aime déjà la musique. Voulez-vous ajouter à toutes les bénédictions qu’il vient de recevoir votre bénédiction de beauté ? » Gounod alors de s’écrier : « Mon enfant, aujourd’hui je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ta chaussure. Aujourd’hui tu portes Dieu dans ton cœur et c’est à toi de me bénir. » Puis, joignant le geste à la parole, sur le pavé de la place il se mit à genoux devant moi. « Je ne savais que dire et j’ai rougi d’abord. » Ainsi naquit l’amitié qui devait pendant un quart de siècle m’unir au maître sinon comme son élève, au moins comme son disciple, et même un peu, car il continua de m’appeler de ce nom, comme son enfant.

Le premier opéra qu’on me permit d’entendre ne fut pourtant pas l’un des siens. C’était les Huguenots. Pour admirer l’œuvre, — et même aujourd’hui je dirais volontiers le chef-d’œuvre, en son genre, — de Meyerbeer, j’avais, entre autres raisons, de celles-là même que la raison ne connaît pas. Raisons filiales : la partition, richement reliée, portait sur sa garde de moire verte deux lettres d’or entrelacées, gage d’une prédilection commune à laquelle mes parents m’avaient associé. Leur espoir et le mien ne fut pas déçu. La Bénédiction des poignards me remplit d’épouvante, non moins que de pitié pour les victimes de la Saint-Barthélémy. Valentine, « cette belle fille brune, » comme dit George Sand, était Marie Sasse. Une voix éclatante animait sa robuste personne. Le ténor Colin chantait Raoul. Avec une voix délicieuse, il avait assez de jeunesse et d’élégance pour qu’on eût alors appelé de son nom certaine forme ou certain nœud de cravate. Le fameux duo du quatrième acte me fit sentir, ou pressentir, pour la première fois, la violence où peuvent atteindre « les passions de l’amour. » Tristan était encore inconnu.

Les beautés plus pures de Guillaume Tell me touchèrent moins vivement. Cependant l’entrée, — équestre en ce temps-là, — de Mathilde, sous les traits de Mme Carvalho, ne me laissa point indifférent. J’admirai quelle grandeur, quelle noblesse Faure donnait au personnage de Guillaume, quel accent de tendresse et d’angoisse au poignant arioso : « Sois immobile, » que le violoncelle accompagne et que l’artiste achevait par un cri déchirant. Mon père m’avait particulièrement recommandé