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vieux ministre de la Cour, Fréedericksz, est lié d’une étroite amitié avec le comte Eulenbourg, qui est Grand-Maréchal de la Cour à Berlin. Ils ont suivi parallèlement la même carrière ; ils ont obtenu presque en même temps les mêmes emplois, les mêmes honneurs. La similitude de leurs fonctions les a initiés à tout ce qu’il y a eu d’intime et de secret entre la Cour d’Allemagne et la Cour de Russie. Missions politiques, correspondance de souverain à souverain, négociations matrimoniales, affaires de famille, échange de cadeaux et de décorations, scandales princiers, unions morganatiques, ils ont tout connu, ils ont été mêlés à tout... Or, il y a trois semaines, Fréederickz a reçu d’Eulenbourg une lettre apportée de Berlin par un émissaire inconnu et déposée dans un bureau de poste à Pétrograd, comme l’indique le timbre de l’enveloppe. Cette lettre est ainsi conçue : Notre devoir envers Dieu, envers nos souverains, envers nos pays, nous oblige, vous et moi, à faire tout ce qui dépend de nous pour amener entre nos deux Empereurs un rapprochement qui permettrait ensuite à leurs Gouvernements de trouver les bases d’une paix honorable. Si nous réussissons à rétablir leur amitié d’autrefois, je ne doute pas que nous verrons aussitôt la fin de cette guerre épouvantable, etc. Fréederickz a remis immédiatement la lettre à Sa Majesté, qui m’a fait appeler et m’a demandé mon avis. J’ai répondu qu’Eulenbourg n’avait pu accomplir une pareille démarche que sur un ordre exprès de son souverain ; nous avons donc là un témoignage irrécusable de l’importance que l’Allemagne attache à séparer la Russie de ses Alliés. L’Empereur en est convaincu et a repris : « Eulenbourg ne semble pas se douter qu’il ne me conseille rien de moins qu’un suicide moral et politique, l’humiliation de la Russie et le sacrifice de mon honneur. L’affaire est cependant assez intéressante pour que nous y réfléchissions encore. Veuillez donc étudier un projet de réponse et me l’apporter demain... » Avant de me confier la lettre, il l’a relue à haute voix ; puis, soulignant de son crayon bleu les mots : leur amitié d’autrefois, il a écrit en marge : Cette amitié est morte. Qu’on ne m’en parle plus jamais ! Le lendemain, j’ai soumis à Sa Majesté un projet de réponse qui portait en substance : Si vous désirez sincèrement travailler au retour de la paix, obtenez de l’empereur Guillaume que la même proposition soit adressée en même temps aux quatre Alliés. Aucune négociation n’est possible autrement. Sans même