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suffit de le prévoir pour y obtempérer aussitôt ; ils s’y soumettent et s’y adaptent, en quelque sorte, par anticipation.

Cette disposition innée a inspiré au romancier Andréïew une nouvelle que je viens de lire et qui est d’un réalisme saisissant : le Gouverneur.

Un jour, ce haut fonctionnaire a dû réprimer une émeute. Il a rempli ce devoir tel qu’il le concevait professionnellement, c’est-à-dire avec une rigueur implacable. Le sang a coulé à flots : on a relevé quarante-sept morts, dont neuf femmes et trois enfants ; les hôpitaux ont recueilli deux cents blessés. Au lendemain de ce drame, le Gouverneur a été vivement félicité de son énergie et il a reçu par la voie hiérarchique les plus flatteuses approbations. Mais ces témoignages de faveur l’ont laissé indifférent, car il est obsédé par le souvenir de la journée sanglante. Non pas qu’il ait des remords ; sa conscience ne lui reproche rien ; ce qu’il a fait, il le ferait encore. Son obsession est toute physique : il a sans cesse devant les yeux le spectacle des morts et des blessés qui jonchaient la place. Puis, quotidiennement, il trouve dans son courrier des lettres anonymes, lettres d’injures ou de menaces ; on l’appelle : assassin de femmes et d’enfants. Une fois, on lui écrit : J’ai rêvé de ton enterrement cette nuit. Tu n’as plus longtemps à vivre. Une autre fois, il apprend qu’un tribunal révolutionnaire l’a condamné à mort. Ainsi, peu à peu, l’idée de sa fin prochaine s’ancre dans son esprit : « On me tuera d’un coup de revolver, se dit-il. On ne sait pas faire les bombes dans notre petite ville ; on les réserve pour les grands personnages de Saint-Pétersbourg et de Moscou... » Il ne doute plus qu’il tombera bientôt sous la balle d’un anarchiste et il attend, avec une impatience fébrile, l’événement fatal. Il n’essaie même pas de se faire protéger. A quoi bon ? Lorsqu’il sort en voiture, il renvoie son escorte de Cosaques. Lorsqu’il sort à pied, il n’admet pas que ses policiers le suivent. Chaque soir, il se dit : « Ce sera pour demain. » Il se représente d’ailleurs comme extrêmement simple l’acte inéluctable qui se prépare : « On tirera sur moi ; je tomberai. Puis viendront mes funérailles, en grand apparat. Derrière mon cercueil, on portera mes décorations. Et voilà tout !... » Obsédé par ces prévisions sinistres, il y conforme automatiquement ses actes, comme s’il se faisait l’auxiliaire du Destin. Chaque jour, maintenant, il dirige ses promenades vers des quartiers déserts