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d’exposer quelle est la mission du génie, doit fatalement conduire sa pièce jusqu’au lyrisme. » Fatalement aussi, il doit se résigner à n’être pas suivi.

Ici deux scènes qui se font contraste, montrant les deux aspects du théâtre : misère et grandeur. Dagrenat, le soir de sa première, s’est réfugié dans un music-hall. Il y fait la rencontre d’une fille, Céline, et du frère de cette fille, le nommé Pergain, mauvais prêtre, beau parleur, à la langue bien pendue et baveuse, qui salit tout ce qu’elle touche. Il subira, et nous avec lui, les propos cyniques de ce moraliste. Entre le métier que fait sa sœur, la fille publique, et le métier d’auteur dramatique, Pergain ne voit presque pas de différence. Des deux côtés c’est une prostitution. « Céline se vend, vous vous vendez aussi ; car vous n’allez pas soutenir que dans vos pièces il n’y a pas tout vous-même. Autant qu’elle, vous tirez profit de vos amours. Ce sont vos tendresses, vos larmes, vos faiblesses que vous mettez en scène. Ce sont aussi les abandons de celles qui ont eu des bontés pour vous et les effusions de vos parents et amis. » Dagrenat aurait bien des choses à répondre, qu’il ne répond pas, parce qu’il est très fatigué et que le sommeil le guette. Toujours est-il qu’à sa manière brutale et dégradante, le frère de Céline a souligné ce qui est la tare originelle, le vice congénital du théâtre : l’appel au suffrage de la foule, l’exhibition sur les tréteaux, le côté forain, histrionisme et cabotinage.

Mais voici la contre-partie. Dagrenat, après le désastre de sa pièce, s’est endormi sur la scène du Théâtre-Français. Il rêve. L’ombre s’anime et se peuple ; des êtres vont et viennent, dont les costumes sont empruntés à tous les temps et à tous les pays. Dagrenat les prend pour des acteurs ; mais ce ne sont pas des acteurs : ce sont les héros eux-mêmes, Œdipe et Hamlet, Tartufe et Don Juan, enfants du génie et que le génie a créés immortels. Ils reviennent sur ces planches que l’art a consacrées. Ils conversent entre eux, prêts à ouvrir leurs rangs, chaque fois qu’un nouveau chef-d’œuvre leur envoie une glorieuse recrue. C’est ainsi. « Les siècles passent, les royaumes sont détruits, les peuples anéantis ; mais les personnages des grands chefs-d’œuvre restent vivants. Ils forment une humanité idéale plus jeune, plus passionnée, plus remplie de vibrante énergie que l’humanité réelle. Ils sont la véritable humanité. » La création de ces personnages, devenus les compagnons de notre pensée, c’est l’honneur du théâtre et son éminente dignité : réponse décisive aux dédaigneux et aux transcendants qui lui reprochent d’être un art inférieur. Ce qu’il y a de plus profond dans la méditation philosophique, de plus