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ce temps-là ? Jusqu’où serons-nous obligés de reculer ? N’est-ce pas effrayant de penser que désormais c’est l’Empereur qui sera personnellement responsable de tous les malheurs qui nous menacent ? Et si la maladresse d’un de nos généraux nous attire un désastre, ce ne sera pas seulement un désastre militaire, ce sera, du même coup, un désastre politique et dynastique.

— Mais, dis-je, pour quels motifs l’Empereur s’est-il déterminé à une mesure si grave, sans même vouloir écouter ses ministres ?

— Pour plusieurs motifs. D’abord, parce que le Grand-Duc Nicolas n’a pas réussi dans sa tâche. Il est énergique et il a la confiance des troupes ; mais il n’a ni la science, ni le coup d’œil qu’il faut pour diriger des opérations d’une pareille envergure. Comme stratège, le général Alexéïew lui est de beaucoup supérieur. Aussi, j’aurais très bien compris qu’Alexéïew eût été nommé généralissime.

J’insiste :

— Quels sont les autres motifs qui ont décidé l’Empereur à exercer lui-même le commandement ?

Sazonow me fixe un instant d’un regard triste et las. Puis, avec hésitation, il répond :

— L’Empereur a certainement voulu signifier que l’heure est venue pour lui d’exercer sa plus haute prérogative souveraine, la conduite de ses armées. Nul ne pourra plus dorénavant mettre en doute sa volonté de poursuivre la guerre jusqu’aux derniers sacrifices... S’il a eu encore d’autres motifs, je préfère les ignorer.

Je le quitte sur ces mots sibyllins.


Ce soir, j’apprends de la meilleure source que la disgrâce du Grand-Duc Nicolas est machinée depuis longtemps par son implacable ennemi, l’ancien ministre de la Guerre, le général Soukhomlinow, qui, malgré ses scandaleuses mésaventures, a conservé secrètement du crédit auprès des souverains. La suite des opérations militaires, surtout en ces derniers mois, ne lui a offert que trop de prétextes pour attribuer à l’incapacité du généralissime tous les malheurs de l’armée. C’est lui en outre qui, soutenu par Raspoutine et le général Woyéïkow, a peu à peu fait croire à l’Empereur et à l’Impératrice que le Grand-Duc Nicolas cherche à se créer dans les troupes et même dans le