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inquiétudes et ses tristesses. Un point, sur lequel il insiste, fixe mon attention ; car ce n’est pas la première fois qu’on me le fait observer :

— Les paysans russes, me dit-il, ont un sentiment profond de la justice, non pas de la justice légale, qu’ils ne distinguent pas très bien de la gendarmerie, mais de la justice morale, de la justice divine... C’est une chose bizarre : leur conscience, qui ne les gêne pas beaucoup d’habitude, est cependant si imprégnée de christianisme qu’elle pose à chaque instant devant eux le problème des rémunérations et des peines. Lorsqu’un moujik se croit victime d’une injustice, il s’incline le plus souvent et sans rien dire, parce qu’il est fataliste et résigné ; mais il rumine indéfiniment le tort qu’on lui a fait et il se répète que cela sera payé un jour ou l’autre, ici-bas ou devant le tribunal de Dieu... Soyez sûr, monsieur l’ambassadeur, qu’ils raisonnent tous de même pour la guerre. Ils accepteront n’importe quels sacrifices, pourvu qu’ils les sentent légitimes et nécessaires, c’est-à-dire conformes à l’intérêt supérieur de la Russie, à la volonté de l’Empereur et de Dieu. Mais, si on leur impose des sacrifices dont la justification leur échappe, tôt ou tard ils exigeront des comptes. Et quand le moujik cesse d’être résigné, il est terrible. Voilà ce qui me fait peur !...

Comme toute la psychologie du peuple russe est dans Tolstoï, je n’ai qu’à feuilleter quelques volumes pour y retrouver, sous une forme saisissante, ce que vient de me dire Tanéïew. Cherchant des arguments en faveur du végétarisme, l’apôtre de Yasnaïa Poliana termine un de ses articles par une hideuse description de boucherie : « On tuait un porc. L’un des assistants lui tranchait le cou par bandes avec un couteau. L’animal se mit à pousser des grognements perçants et lamentables ; un instant, il s’échappa des mains de son bourreau et s’enfuit tout sanglant. De loin, comme je suis myope, je ne voyais pas le détail de la scène ; j’apercevais seulement le corps du porc, rose comme un corps humain, et j’entendais son grognement désespéré. Mais le cocher qui m’accompagnait regardait obstinément tout ce qui se passait. On rattrapa le porc, on l’abattit et on acheva de le dépecer. Lorsque les grognements eurent cessé, le cocher exhala un profond soupir : « Est-ce possible, dit-il enfin, est-ce possible qu’ils n’aient pas à répondre de tout cela ? »

Depuis trois mois que le sang russe coule intarissablement