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voisines se redressent de leur mieux, opposant ainsi, dans une protestation muette, les grandes allures du règne précèdent à la déchéance de la Cour actuelle.

Pendant une longue et monotone litanie, le nouveau Ministre de l’Intérieur, le prince Stcherbatow, se fait présenter à moi. La figure est intelligente et ouverte, la voix chaude, toute la personne sympathique. Il me dit spontanément :

— Mon programme est simple. Les instructions que je vais adresser aux gouverneurs de l’Empire peuvent se résumer ainsi : Tout pour la guerre jusqu’à la victoire complète. Je ne tolérerai aucun désordre, aucune défaillance, aucun pessimisme.

Je le félicite de ces dispositions, en insistant sur l’urgence de faire désormais converger toutes les forces productrices du pays à l’approvisionnement de l’armée.

Maintenant, le clergé commence les prières finales. A travers les nuages d’encens, la perpétuelle et douloureuse invocation, qui semble condenser toute la piété de l’âme russe, monte vers le ciel : Gospodi pomilouï !... « Seigneur, ayez pitié de nous ! » En haut du campanile, les cloches de la cathédrale répètent le refrain.

Alors, je me rappelle un des souvenirs les plus émouvants que renferment les mémoires de Kropotkine. Incarcéré à deux pas d’ici dans la prison d’État, le grand révolutionnaire écoutait, jour et nuit, le tintement de ces mêmes cloches :

« A chaque quart d’heure, elles sonnaient un Gospodi pomilouï !... « Seigneur, ayez pitié de nous ! » Puis, la grosse cloche sonnait lentement les heures avec de longs intervalles entre chaque coup. A l’heure sombre de minuit, le cantique était en outre suivi d’un : Bojé tsaria kranié !... « Dieu protège le Tsar ! » [1]. La sonnerie durait un quart d’heure. A peine avait-elle pris fin qu’un nouveau Gospodi pomilouï !... annonçait au prisonnier privé de sommeil qu’un quart d’heure de son existence inutile venait de s’écouler et que beaucoup de quarts d’heure, beaucoup d’heures, beaucoup de jours, beaucoup de mois de cette vie végétative s’écouleraient encore avant que ses geôliers ou peut-être la mort vinssent le délivrer... »

  1. Sur ce point, Kropotkine commet une erreur. Le carillon de la Forteresse, construit au XVIIIe siècle, ne peut sonner l’hymne national, Bojé tsaria kranié, qui fut composé par le prince Lvow, sous le règne de Nicols Ier ; il sonne, à midi et à minuit, un vieil hymne religieux : Kol slaven...