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réforme très importante : un Conseil supérieur des munitions vient d’être constitué, sous la présidence du Ministre de la Guerre. Ce Conseil comprend quatre généraux, quatre députés de la Douma, dont moi, et quatre représentants de l’industrie métallurgique... Nous nous sommes mis à la besogne sans perdre un jour...



Mercredi, 2 juin 1915.

Je dîne, ce soir, dans l’intimité, avec le plus important métallurgiste et financier de la Russie, le richissime P... J’ai toujours grand plaisir et profit à rencontrer cet homme d’affaires, dont la psychologie est originale ; il possède à un très haut degré les qualités maîtresses d’un business-man américain : l’esprit d’initiative et de création, le goût des vastes entreprises, un sens exact du réel et du possible, des valeurs et des forces ; il reste slave néanmoins par certains aspects de sa nature intime et par une profondeur de pessimisme que je n’ai encore observée chez aucun Russe.

Il est un des quatre industriels qui siègent dans le Conseil supérieur des munitions, institué au ministère de la Guerre. Ses premières impressions sont déplorables ; ce n’est pas seulement un problème technique, un problème de travail et de fabrication, qu’il s’agit de résoudre ; c’est tout l’organisme administratif de la Russie qu’il faudrait réformer de fond en comble. Le dîner s’achève sans que nous ayons épuisé le sujet.

A peine les cigares allumés, on rapporte du champagne et nous devisons de l’avenir. P... donne libre cours à son pessimisme ; il se complaît à me dépeindre la suite fatale des catastrophes prochaines, le sourd travail de décadence et de dislocation qui mine l’édifice russe :

— Les jours du tsarisme sont comptés ; il est perdu, irrémédiablement perdu ; or, le tsarisme est la charpente même de la Russie et le seul lien de son unité nationale... La révolution est désormais inévitable ; elle n’attend plus qu’une occasion pour éclater. Cette occasion sera une défaite militaire, une famine en province, une grève à Pétrograd, une émeute à Moscou, un scandale ou un drame de palais, peu importe !... Mais la révolution n’est pas le pire malheur qui menace la Russie. Qu’est-ce qu’une révolution, au sens exact du mot ?