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système de Metternich s’est continué jusqu’à ces dernières années, puisque le Parlement autrichien, qui s’était dissous au mois de mars 1914, n’a pas même été convoqué après la déclaration de guerre, tant était inflexible la résolution d’étouffer les voix dissidentes. Mais que voulez-vous ? Ce temps est passé, et n y a des courants que l’histoire ne remonte pas.

S’imagine-t-on M. Thiers combattant aujourd’hui « le principe fatal, chimérique, puéril, des nationalités ? » L’entend-on dire à M. Briand, comme autrefois à Emile Ollivier : « Le principe que vous entendez déduire du consentement des populations est arbitraire, très souvent mensonger, et ce n’est, au fond, qu’un principe de perturbation, lorsqu’on veut l’appliquer aux nations ? » En 1866, en 1870, il n’y avait dans ce langage, sous une forme un peu singulière, que l’expression trop justifiée d’une inquiétude patriotique. Mais les événements ont marché et, si M. Thiers avait pu assister au bouleversement dont nous avons été les témoins, je ne vais pas jusqu’à dire qu’il aurait approuvé les Traités de Versailles, de Saint-Germain et de Trianon ; non, mais, pour employer un vieux mot de M. Briand, il se serait adapté, il aurait pris son parti, de l’inévitable, et il aurait, à tout le moins, consenti de bonne grâce à reconnaître les nationalités qui se sont battues à nos côtés. En tout cas, nous qui avons entendu les Français d’Alsace et de Lorraine réclamer leur retour à la mère patrie, les Italiens de Trente et de Trieste demander leur rattachement à la famille italienne, les Roumains de Bukovine et de Transylvanie appeler la Roumanie à leur secours, les Croates et les Slovènes protester contre la servitude à laquelle ils étaient soumis, les Tchèques enfin proclamer leur indépendance, nous n’avons plus le droit de parler avec indifférence ou avec scepticisme de la conscience des peuples, et nous ne pouvons pas nous apitoyer sur la disparition d’un Empire, que sa composition disparate a conduit à la guerre et à la catastrophe.


RAYMOND POINCARÉ.


Le Directeur-Gérant :

RENÉ DOUMIC.