Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui était un vrai casse-tête. Toucher aux questions religieuses les plus hautes et les plus délicates sans offenser les susceptibilités légitimes, faire naître dans un cerveau d’enfant, sans invraisemblance, tous les doutes, toutes les répulsions, toutes les irritations que la religion mal entendue, mal pratiquée peut susciter, et faire de cette enfant la réformatrice de sa paroisse et de son curé, ce n’est pas, je vous assure, une tâche aisée : il faut peser chaque mot deux fois, et couper des cheveux en quatre et jongler avec des œufs sans les casser ; voilà ma vie. C’est un odieux travail qui néanmoins me passionne, et que j’aime, parce qu’il produit peu à peu des résultats singuliers, dont j’espère un peu d’honneur pour la Revue et pour moi[1]. »

Les scrupules d’Octave Feuillet nous paraissent à cette heure exagérés. Il lui semble avoir entrepris une tâche écrasante ; pourtant Sibylle est un charmant roman romanesque, qui ne peut scandaliser personne.

George Sand le lut, y trouva un « grand talent, » mais déclara à F. Buloz que « ce catholicisme lui tapait sur les nerfs. » Elle trouve aussi que le temps est venu de « dire son mot contre le mensonge du siècle ; » pour son compte, elle écrit un roman qui sera « tout le contraire de canonique, » F. Buloz le voudra-t-il recevoir ? « Aurez-vous toujours la porte ouverte aux orthodoxes, et par hasard, la fermerez-vous aux libres esprits dans le roman ? — Non, n’est-ce pas ? » Et F. Buloz, par retour du courrier, la rassure ; au fond, il est enchanté de l’initiative de George : fermer la porte aux libres esprits, lui ? « Je vous sais gré de faire ce roman, et je serai très heureux de l’insérer dans la Revue. Cette fausse orthodoxie ne me plaît guère non plus. Ce n’est pas moi qui manquerai à l’attaque contre l’hypocrisie[2]. »

George Sand écrivit, après cela, Mlle la Quintinie, et, sans nul doute, ce roman naquit des communes antipathies et des goûts partagés de George et de son directeur.

Depuis que celui-ci avait retrouvé son pays natal, il désirait que George consacrât un de ses ouvrages à la Savoie. « Il faut parler de nos montagnes… personne jusqu’ici ne l’a fait ; » il revient souvent sur ce projet, c’est une de ses ‘idées les plus chères. En outre, le directeur de la Revue, qui avait pris contact depuis quelques années avec la vie de province, demeurait

  1. Inédite, O. Feuillet à F. Buloz, 15 août 1862.
  2. Collection S. de Lovenjoul, f. 48, inédite.