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mangent pas crû ; » ou, au lieu de : on mangea « deux millions de livres, » on mangea « deux quartiers de lune. » Et c’est à ces quatre ou cinq inconnus inintelligents que Richelieu aurait abandonné sans contrôle, sans surveillance, tous ses papiers les plus précieux, les traités secrets avec les étrangers, la correspondance intime avec le roi, les ministres et les princes ! Ces gens auraient fait ce qu’ils auraient voulu de ces documents, les traitant comme des archives mortes, les auraient déclassés, auraient raturé les pièces originales, modifié des textes politiques importants, changé des instruments diplomatiques essentiels, le tout sans que le cardinal intervint ni ne se préoccupât autrement d’un tel bouleversement de ses papiers ? Il suffit d’indiquer l’objection : elle s’impose de tout son poids.

Donc l’examen des papiers de Richelieu montre que le compilateur des Mémoires n’a pas été un secrétaire du ministre, n’appartenait pas à son cabinet, a travaillé en dehors de lui et sans lui. Richelieu n’a pas eu de secrétaire rédigeant ses Mémoires. Et cela, les contemporains le savaient. Voici un homme de lettres qui a été très mêlé à la société du temps, l’archidiacre Costar, ami de Conrart, de Balzac, de Voiture, qui fréquentait l’Hôtel de Rambouillet et a beaucoup connu Richelieu, lequel le fit prêcher devant lui à Rueil, utilisant sa collaboration dans des libelles officieux. Nous avons une lettre de lui à Colbert, en 1658, à Colbert qui avait été en relations avec le personnel du cabinet de Richelieu, avait, ou allait avoir dans sa collection de manuscrits une copie des Mémoires, et aurait pu dès lors détromper son correspondant. Dans cette lettre où il conseillait à Colbert de recommander à Mazarin d’écrire lui-même l’histoire de son ministère, il ajoutait : « En vérité, monsieur, je ne pense jamais qu’avec douleur que le grand cardinal de Richelieu, l’homme du monde le plus amoureux de la gloire, n’ait pas été si heureux en cela que M. le connétable d’Esdiguières et feu M. le duc d’Épernon qui ont eu des secrétaires assez zélés et assez habiles pour les consacrer à l’éternité ! » Ainsi, pour Costar, et pour celui auquel il s’adresse, Colbert, Richelieu n’a pas eu de secrétaire qui ait écrit sa vie, a fortiori ne l’a-t-il pas écrite lui-même. Et le témoignage de Costar nous amène à nous, demander ce qu’ont su ‘n contemporains et ceux qui les ont suivis au XVIIe et au XVIIIe siècle des Mémoires de Richelieu demeurés à ce point inconnus !