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Les jeunes filles de 1865 ignoraient le sport ; les courses à l’air vif du matin dans la neige nouvelle, les eussent épouvantées ; elles ne s’intéressaient guère non plus aux bêtes, qui sont la vie et la joie de la campagne ; ces odalisques mettaient à peine le nez dehors, et les distractions sédentaires étaient insuffisantes pour leur faire accepter un exil, que ma mère qualifiait de « barbare. » Pourtant, Marie Buloz était alors une grande jeune fille, mince et robuste, qui respirait la santé et la force. Son teint éblouissant et ses cheveux d’or, en faisaient un être de lumière et de joie. Mais elle était portée à la mélancolie ; l’esprit endiablé qu’elle posséda par la suite dormait encore, et ne devait se manifester que plus tard, au contact de la vie réelle. Toute jeune fille, et jusqu’à son mariage, il semble qu’elle vécût dans un songe, entourée de la tendresse et des attentions de Mme Buloz, qui l’idolâtrait, et prenait le parti de sa fille contre un père, dont ces dames estimaient qu’il n’entendait rien aux femmes, ce qui, sans doute, était vrai. Je sais que ma mère, fort studieuse, désirant apprendre alors l’anglais, demandait un professeur à son père, qui répondait rudement : « Un professeur ! en ai-je eu un ? Fais comme moi, apprends avec un dictionnaire ! » De tels propos plongeaient la néophyte dans le découragement le plus noir ; elle se vengeait en déclarant que l’odeur des jasmins de Ronjoux l’écœurait, et que le roucoulement des pigeons lui donnait des crises nerveuses.

George, tenu au courant par Mme F. Buloz des dégoûts de sa fille, revenait à la charge : « Marie n’a-t-elle pas quelque amour en tête ? » Mais non. Alors George : « La grande Mademoiselle ne veut pas se marier… encore ? Elle a bien raison, si elle n’en a pas envie, de prendre son temps et de voir venir son idéal. On les marie presque toujours trop jeunes, et souvent on les marie pour les marier, ces pauvres enfants qui rêvent quelque chose, et quelqu’un au-dessus du réel, et qui ne rencontrent pas toujours ce qui serait seulement au niveau de l’ordinaire. Pourtant, je ne crois pas qu’elle ne doive pas, un beau matin, rencontrer celui qui méritera de lui plaire, par la raison que vous occupez un centre social où viennent converger beaucoup de talents, et de capacités en tout genre. Il faut que cette capacité soit revêtue de jeunesse, de physionomie, de distinction et d’honorabilité : cela réuni ne court pas les rues, mais il n’est pas