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« Ce qu’il y a de plus triste en ceci, observe George Sand dans la même lettre, ce n’est pas qu’elle soit souffrante, votre chère Marie, elle est forte, belle et bien constituée, mais vous êtes dans une impasse. La campagne lui serait bonne physiquement et la guérirait à coup sûr, si le déplaisir moral qu’elle y éprouve ne détruisait le bien physique. » Car ma mère, à Ronjoux, s’ennuyait à périr. George voyait tout naturellement dans cet ennui, un amour précoce et contrarié. Mais Marie Buloz ne songeait guère à l’amour, et, tout simplement, se morfondait aux champs. « L’horreur de la campagne, écrit George Sand, n’est pas naturel à un esprit cultivé ; cherchez le secret du cœur, s’il y en a un, et s’il n’y en a pas, espérez, car l’ennui tout seul ne tue pas, et vous pouvez le combattre au jour le jour, par des soins et de la tendresse. »[1]

Voici une lettre de Mme F. Buloz, revenant de Ronjoux en décembre, et qui en dit long sur les joies du séjour tardif en Savoie. Elle est adressée à George :

« Puissent les bons souhaits que vous m’envoyez, s’accomplir, ma chère amie ! la santé des enfants, voilà la grande affaire pour moi… Savez-vous que nous ne sommes revenus de Ronjoux que le 23 ? On croit ici que c’est l’amour des cimes qui nous retenait là-bas ; les cimes ont leur charme, mais je me serais aisément dispensée de les contempler, s’il n’avait pas été absolument nécessaire que nous fussions là.

« Ma pauvre Marie a supporté bravement cette solitude alpestre, elle a étudié l’œuvre 33 de Beethoven, et fait deux mètres de tapisserie. Je n’en dirai pas autant de moi, mon Louisot[2] me manquait, mes doigts sont raides à l’endroit de Beethoven, et la tapisserie me fait crier. Je me débattais avec l’architecte et les fermiers ; à ce métier-là j’ai perdu toute la douceur primitive de mon caractère, et suis devenue une vraie harpie. Voilà le résultat d’un séjour infiniment trop prolongé en face du Nivolet. »[3]

Donc, F. Buloz, qui aimait passionnément la Savoie, ne rencontrait ni chez sa femme, ni chez sa fille, des goûts semblables aux siens. La sévère solitude de Ronjoux, par le mauvais temps, ennuyait sa fille, et Mme Buloz s’ennuyait, voyant sa fille s’ennuyer.

  1. Inédite.
  2. Louis Buloz, son fils aîné.
  3. 2 janvier 1862. Inédite.