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je remarquai, petite enfant, sans les comprendre : il était question souvent d’un arbre au fond d’un torrent à pic, qui entoure la propriété ; d’un « fayad » dont le tronc s’élance, droit et vigoureux, du fond du « ruisseau, » et dont le faîte disparait au milieu des sapins voisins. Ce fayard est toujours debout ; il portait, disait-on, dans son écorce autrefois, une blessure : deux lettres creusées dans sa chair. Je les ai cherchées, lorsque j’ai compris que ces lettres représentaient un serment, — une date. — Mais la nature immortelle efface les serments éphémères des hommes : l’écorce de l’arbre a revêtu la blessure, qui a disparu à jamais.

F. Buloz parle avec sévérité des mœurs de l’émule de Mme de Warens qui l’a précédé dans la maison de Ronjoux. Mais F. Buloz est un vieux Romain, qui n’est guère porté à l’indulgence pour les faiblesses féminines. Que sait-il ? Au pied de cet arbre immense, dans cette profonde solitude, autrefois, que s’est-il passé ? Quel drame s’est joué là ? J’ai cherché passionnément à le savoir : en vain.

Donc, le Directeur de la Revue a mauvaise opinion des mœurs rurales. Lorsque George lui en demande des détails, il l’assure que l’on n’entre pas aisément dans ce monde fermé, que Mlle la Quintinie, d’ailleurs, a profondément blessé ; lui surtout est tenu pour très suspect, et la Revue est « l’œuvre du diable ; » on la craint, « on la sollicite au besoin, mais on se signe à son nom. » De la famille d’un de ses voisins, avec laquelle il a essayé inutilement d’être en bons rapports, il dit souvent : « C’est un nid de Mauprat, » et il s’étonne : « Le XVIIIe siècle n’a pas eu son action ici. » Il faut noter cette remarque, elle trahit l’admiration de F. Buloz pour les philosophes, et pour les doctrines de Rousseau. « Le paysan est encore le serf de ces Mauprat. On veut l’émanciper, mais on n’y réussit guère. Il faudra dix ans de la domination de la France, au moins, pour transformer ce beau pays. Avec quelques mesquines générosités, ces hobereaux acquièrent le droit de pressurer les paysans qui acceptent. »

« Croyez-vous que l’hectare de terre leur est souvent affermé 250 ou 300 francs ?[1]. Je suis encore très mal vu par ce monde hobereau, pour avoir voulu réagir à ce sujet. Savez-vous ce que ces nobles appellent la culture à mi-fruit ? C’est de prendre

  1. La situation a bien changé depuis 1863.