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avec ses amis, avec les lecteurs de la Revue, avec ses actionnaires.

Publie-t-il les Fleurs du mal ? II se verra discrètement « averti. » La chronique de Forcade est-elle d’une trop verte franchise ? On le prévient deux fois : si la Revue continue sur ce ton, c’est la suppression. Accueille-t-il Ernest Renan ? la « droite » s’insurge : « c’est un scandale. » De tout cela, F. Buloz ne s’émeut guère ; s’il lui faut louvoyer avec le pouvoir pour conserver l’existence de la Revue, avec les actionnaires, les abonnés, et « la droite, » le directeur énergiquement, discute, non pour résister à leurs tendances, mais pour les convertir à ses idées ; c’est lui qui a raison, il le sait, il le sent : une revue qui ne se renouvelle plus dépérit. Va-t-il s’attarder, devenir, comme il le dit, l’instrument de la réaction ? Non. Malgré les reproches de George, ce vieil homme ne sera jamais un conservateur qui se repose, mais un créateur, que tout jeune effort intéresse. C’est l’éternel secret de sa réussite. Quelle leçon ! quel exemple pour ceux qui viendront après lui !

Quant à ses opinions religieuses, on a lu ses lettres à George Sand : F. Buloz fut libre penseur dans toute l’acception du mot[1]. On a écrit qu’il subit en cela l’influence de Sainte-Beuve : c’est une erreur. F. Buloz, qui admirait le talent de Sainte-Beuve, n’étendit pas cette admiration au caractère de Joseph Delorme. Les sautes d’humeur de celui-ci, ses idées perpétuellement changeantes, irritaient et déroutaient le directeur de la Revue ; les convictions de Sainte-Beuve d’ailleurs furent-elles jamais solides ? Ne l’avons-nous pas vu, après ses discussions avec Barbe, redevenir croyant en 1833, lorsqu’il est amoureux d’Adèle et ensuite… ne parlons pas de ses convictions politiques, plus incertaines encore ; comment un tel homme si flottant, si fuyant, si insaisissable, eût-il exercé une pression sur le bloc que présentait F. Buloz ? Non. Constatons-le : F. Buloz fut toujours, et bien avant la venue de Sainte-Beuve, irréligieux, il le demeura jusqu’au bout, ses tendances le portaient vers la libre pensée.

Son origine modeste, ses débuts si durs, sa simplicité, l’éloignement qu’il manifestait pour l’apparat et le luxe, faisaient de

  1. On lui a reproché la boutade qu’il décocha à un rédacteur. Celui-ci apportait un article sur le christianisme : F. BuIoz l’écarta vivement : « Dieu n’est pas un sujet d’actualité, dit-il.