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il en devina rapidement l’inefficacité : le désordre de ce mouvement lui déplut, et l’éloquence des prophètes choquait son goût de la mesure. La République était, à vrai dire, la forme de gouvernement qu’il eût préférée, non pas celle de 48, mais une république idéale, servie par des hommes désintéressés, intègres, et dévoués à la cause populaire. Enfin son rêve fut celui des hommes de son temps, rêve que nous avons appris, nous, à ne plus former.

Alphonse Karr écrivit : « La République ne consiste pas à ajouter des basques aux vestes, mais à couper les pans des habits. » F. Buloz le comprit ; d’ailleurs, les journées de Juin le détournèrent des révolutions, si tant est qu’il ait jamais fondé sur elles quelque espérance. Il vit arriver l’Empire avec un double sentiment de chagrin, et aussi d’espoir. Allait-on, après tous les orages successifs, jouir du beau temps ? Le pays, si bouleversé depuis trois ans, retrouverait-il sa prospérité d’autrefois ? Était-ce l’ordre ? En même temps, F. Buloz se disait : « Ce monarque-ci, rêveur, ne sera-t-il pas quelque jour un danger pour le pays, où son rêve le mènera-t-il ? »

Il est logique que le directeur de la Revue ne se félicitât pas des mesures prises alors contre la presse, ni d’une censure qui abaissait à ses yeux la liberté de pensée de la France intellectuelle. Cet homme, qui aimait les hardiesses de l’esprit, et toute conception neuve, comprit très rapidement que la censure impériale étoufferait les moindres élans. Il fit donc de l’opposition à l’Empire, il en fit de tout son pouvoir, et son pouvoir était grand. Il encouragea la sincérité de ses chroniqueurs politiques, il soutint la jeune poésie, et le roman qui attaqua le plus ouvertement le monde noir, — péril nouveau à ses yeux, — fut accueilli, et même provoqué par lui.

Or, s’il est normal qu’un jeune directeur, au début d’une fondation, risque le tout pour le tout, il l’est bien moins, de voir le rédacteur en chef d’un organe tel que la Revue des Deux Mondes en 1850, garder cet attrait pour la jeunesse, cette foi en sa force, cet esprit frondeur même, que F. Buloz conserva toute sa vie. Il trouve (il vient de l’écrire à G. Sand) que la Revue n’ose pas assez ; il voudrait ce recueil à la tête de tous les mouvements intellectuels, et il lutte sans cesse dans sa Revue même, pour la cause de cette indépendance, sans laquelle on ne compose que de lourds sommaires uniformes ; il lutte avec ses collaborateurs,