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ma vie ; que de fois Mardochée voulut me laisser ! et que de fois les conditions souscrites le retinrent seules !

« Ces conventions furent signées en mai 1883 ; quelques jours après, le 10 juin, Mardochée et moi partions ensemble pour le Maroc.

« J’ai peu parlé de Mardochée dans la relation de mon voyage, à peine l’ai-je mentionné. Sa part fut grande pourtant, car il était chargé des relations avec les indigènes, et tous les soins matériels retombaient sur lui : discours aux Juifs et aux Musulmans, explications sur les motifs du voyage, organisation des escortes, recherche du logis et de la nourriture, il s’occupait de tout cela ; je n’intervenais que pour approuver ou dire non. Intelligent, très et trop prudent, infiniment rusé, beau parleur et même éloquent, rabbin assez instruit pour inspirer de la considération aux Israélites, il me rendit de grands services. Je dois ajouter qu’il se montra toujours vigilant et dévoué à veiller à ma sûreté. Si j’ai tû tant de services, c’est parce que celui qui me les rendit fut en même temps, par sa mauvaise volonté, un obstacle constant et considérable à l’exécution de mon voyage ; tout en contribuant au succès de mon entreprise, il fit, du premier jour jusqu’au dernier, tout ce qui fut en lui pour le faire échouer. En quittant Alger, Mardochée, qui ne connaissait du Maroc que les environs d’Aqqa et le littoral, croyait partir pour un voyage facile et sans dangers. Je lui avais détaillé les lieux que je voulais visiter, mais comme il ne connaissait même pas les noms de la plupart, cette énumération n’éveilla aucune idée dans son esprit. Au reste, il se disait sans doute qu’une fois au Maroc, il ferait ce qu’il voudrait d’un compagnon si jeune, et modifierait à son gré mes projets. Or la route se trouva pleine de périls, et il ne put rien changer à mes desseins. Il y eut là une double déconvenue pour lui ; les conditions du voyage furent, en fait, très différentes de ce qu’il les avait pensées. Il ne s’y résigna pas sans lutte ; de là nos démêlés. Dès Nemours, nous eûmes de graves discussions, et il parla de retourner à Alger ; le Rif en était cause ; aux premiers mots des dangers de cette région, il déclara ne pas vouloir y entrer ; je lui ordonnai de chercher les moyens d’y pénétrer, et je les cherchai moi-même. A Tétouan, la même querelle dura quinze jours ; à Fâs, elle se renouvela avec une violence extrême, et là, Mardochée fut réellement sur le point de me quitter, tant il redoutait la