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la voyageuse, les montagnes se sont encapuchonnées de nuages, elle n’a pas vu le ciel pur de mai ; pourtant elle a gardé de ce rapide passage des visions de beauté qui hantent son souvenir : de retour à Nohant, elle écrit à Mme F. Buloz, le 12 mai :

« Chère Christine, nous voici revenus dans notre Berry, si plat, si pauvret, si pauvre homme en comparaison de votre admirable pays, et dans notre Nohant qui fait bien de se cacher dans des arbres, n’ayant rien de beau à voir au delà… Mais ce paradis terrestre de la vallée de Chambéry me reste dans la tête comme un rêve, et j’y retournerai bien sûr pour aller voir ce qu’il y a derrière toutes ces montagnes, que les nuages m’ont tant disputées.

« Ça m’a fait grand bien et grand plaisir de vous revoir, chère amie, au milieu de vos grands enfants, après vous avoir laissée au milieu de leurs berceaux ; vous voilà à l’âge de la récompense, et votre charmante fille, ainsi que votre Louisot[1], qui a l’air si bon, vous dédommagent du grand souci de l’élevage. Je vous ai retrouvée du reste aussi jeune que je vous ai quittée, aussi douce, aussi vivante et aussi bonne. J’ai reçu des nouvelles fraîches de mon voyageur en Afrique[2], Il est très content, sauf qu’il pleut et qu’il fait froid par là-bas. Ici on crie après la sécheresse. Il paraît que tout est à l’envers dans ce monde. Et voilà M. de Cavour qui le quitte au plus beau et au plus nécessaire moment de sa vie ! C’est un vrai malheur, cela, et nous en sommes tous consternés…

« Manceau me charge d’abord de vous présenter tous les profonds respects d’un parfait gentilhomme, ensuite d’entretenir la mémoire de la signorina[3] dans l’art des gaufres. Me voilà bien embarrassée, car je n’y entends goutte. J’aime mieux embrasser cette jeune princesse, qui n’aura jamais les allures d’une parfaite cuisinière, et que je dispense bien de les avoir. J’embrasse aussi son frère, à condition qu’il mette ses chiens à la

  1. Louis Buloz, fils aîné de F. Buloz, devait mourir à Ronjoux huit ans plus tard en 1869.
  2. Maurice Sand.
  3. Mme Buloz.