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se trouva peu de chose. Mardochée, froidement accueilli par ses frères, qui avaient sans doute soustrait une partie de la succession, résolut d’abandonner un pays où il avait trouvé tant de tristesse. Vendant ce qui lui restait, il alla une dernière fois sur la tombe de ses parents, en détacha un petit fragment, relique qui ne devait plus le quitter, et partit avec sa femme pour Mogador.

« Là commence une nouvelle période dans la vie de Mardochée, période remplie par ses relations avec les Européens, et qui embrasse le reste de son existence. A Mogador, il fut découvert par M. Beaumier, consul de France, orientaliste consciencieux et membre zélé de la Société de Géographie. M. Beaumier le mit en rapport avec cette société, laquelle le fit venir deux fois à Paris, et le chargea de missions dans le Maroc méridional. Dans ses voyages en France, Mardochée entra en relations avec l’Union Israélite universelle et avec divers savants, tels que le docteur Cosson, qui, par les secours qu’ils lui donnèrent, et les missions rétribuées qu’ils lui confièrent, l’aidèrent à vivre pendant quelques années. Mardochée fit ainsi, de 1870 à 1878, deux ou trois itinéraires pour le compte de la Société de Géographie, et plusieurs collections de plantes pour le docteur Cosson ; ces travaux ne répondirent pas à ce qu’on avait attendu, car, à la fin de ce temps, on cessa de lui en confier. Sur ces entrefaites, M. Beaumier mourut. Le gagne-pain et le protecteur disparaissaient en même temps. Sans moyens d’existence à Mogador, où il était mal vu de ses coreligionnaires, Mardochée s’embarqua pour l’Algérie avec sa femme et ses enfants, et, appuyé par la Société de Géographie, demanda au gouvernement français une place qui lui fournît de quoi vivre. On le nomma rabbin instituteur à Oran, puis à Alger.

« Un jour de février 1883, j’étais à la bibliothèque de cette dernière ville, causant avec le conservateur, M. Mac Carthy, lorsque nous vîmes entrer un Juif de cinquante à soixante ans, grand, fort, mais voûté et marchant avec l’hésitation de ceux qui ont mauvaise vue ; quand il fut près, je vis qu’il avait les yeux rouges et malades ; il portait une longue barbe noire mêlée de poils blancs ; sa figure respirait plutôt la bonhomie et la paix qu’autre chose. Il était vêtu à la mode syrienne : un caftan grenat serré par une ceinture lui tombait jusqu’aux pieds ; par-dessus pendait un manteau de drap bleu de même longueur ; il