Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/837

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

période, la seule nourriture de Mardochée et de son compagnon. Combien de temps se prolongerait cette existence ? Mardochée se le demandait, accroupi près d’un puits où l’on campait le huitième jour. En vain il avait prié les Chqarna de le conduire à Aqqa, ils lui avaient répondu que s’ils se séparaient du rezou, celui-ci, le pacte d’union rompu, les poursuivrait et les attaquerait après leur départ ; l’objection était fondée et Mardochée n’insista pas. D’où viendrait donc la délivrance ? Arriverait-elle à temps ? Soudain, un tourbillon de poussière apparaît au bout de la vallée, il s’approche comme un ouragan, quelques Arabes se lèvent effarés, aucun n’a encore saisi ses armes et le nuage est là, s’arrête, et montre deux cents cavaliers montés sur des méharis. Un homme en sort, et marche aux Regibat ; son chameau blanc se couche ; il pose, sur la tête de l’animal, un de ses pieds chaussés de hauts brodequins, et, mettant en joue le chef des Regibat : « Que Dieu maudisse les Regibat et Sidi Hamed le Regibi leur patron ! Que Dieu fasse brûler vos pères et vos ancêtres ! Vous avez opprimé nos frères et voulu mettre à mort nos clients : à cette heure, vous êtes à notre merci. Ia, femmes ! qui n’avez de cœur que contre les Juifs, vous allez apprendre ce qu’est la parole d’homme ! » C’était le chef des Chqarna qui parlait ainsi ; célèbre dans le Sahara pour son éclatant courage, on le reconnaissait de loin à sa blanche monture, mieux dressée que le meilleur cheval et instruite à obéir à sa voix. L’homme qui avait pris Mardochée sous sa protection avait envoyé un serviteur l’avertir des dangers que couraient les Chqarna et leurs protégés, et il venait tirer ses frères des mains des Regibat.

« Les Chqarna n’usèrent de leur avantage que pour emmener les leurs et les deux Juifs. Mardochée, renvoyé à Aqqa sous bonne escorte, retrouva enfin sa maison. Quand au rezou, cette aventure lui porta malheur ; étant allé attaquer une fraction des Beràber, il fut si vigoureusement reçu, que son chef et la plupart des cavaliers furent tués, et que très peu revinrent ; le Sahara se souvient encore, après vingt ans, du désastre de ce rezou.

« Mardochée était de retour à Aqqa, qu’il avait cru ne jamais revoir, mais il revenait ruiné, et un plus grand chagrin l’attendait : pendant son absence, son père et sa mère avaient quitté ce monde. Leur héritage aurait dû être considérable, il