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seul. Ils venaient de faire halte à l’un d’eux, que Mardochée voyait pour la première fois ; c’était un petit marécage bordé de gazon, caché au fond d’un cirque de dunes ; les deux Juifs commençaient à s’y reposer, le cœur plein de joie et d’actions de grâces, car ils se voyaient au terme de leurs périls : trois journées les séparaient d’Aqqa, et ils faisaient leur dernière provision d’eau.

« Tout à coup, El Mokhtar, qui était allé faire le tour du marécage, arrive en courant, l’air très inquiet : il vient d’apercevoir, à l’autre bord, les traces fraîches de nombreux chameaux ; plus de quatre-vingts se sont désaltérés ici, il y a quelques heures ; reviendront-ils ? de quel côté sont-ils allés ? il y va de la vie de le savoir. El Mokhtar s’élance sur son méhari, et vole en reconnaissance dans la direction des traces. Mardochée le suit des yeux et le voit s’éloigner dans les dunes, paraissant ou disparaissant entre les vagues de sable. Pour lui, il prend à la hâte ses mesures en prévision d’une surprise ; des vêtements musulmans et une pacotille de parfumerie avaient été apportés par précaution ; en un clin d’œil, les deux Juifs se déshabillent, se travestissent en musulmans, enfouissent la poudre d’or au pied d’un gommier : « Tu t’appelles Moulei Ali, et je m’appelle Moulei Ibrahim, dit Mardochée à son compagnon ; nous sommes deux chéri fs du Tafilelt, qui allons au Sahel faire le commerce des parfums. » Une question se pose : s’ils sont pillés, leur esclave dira d’où ils viennent et avouera la présence de l’or ; il faudrait le tuer ; mais ce malheureux n’a pas vingt ans, et il a été nourri chez Mardochée dès son enfance ; après des hésitations, la pitié l’emporte, on ne le tuera pas. Ils se remettent à scruter l’horizon, mais n’aperçoivent pas El Mokhtar. Soudain, il apparaît sur une crête rapprochée, arrivant à toute bride et leur faisant, avec le pan de son burnous, des signes désespérés. Ils courent aux montures ; c’était trop tard. El Mokhtar n’avait pas avancé de cent mètres, qu’au milieu d’une violente poussière une nombreuse troupe de méharis se profile, lancée à la poursuite du guide ; des coups de feu retentissent : El Mokhtar tombe, il était mort, une balle l’avait atteint à la tête. Un instant après, Mardochée était entouré de soixante Arabes ; sans dire un mot, ils éventrent les sacs qui contiennent les effets ; n’y découvrant rien de valeur, ils saisissent les deux Juifs et les déshabillent ; Mardochée a beau crier, les appeler mécréants, dire