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des produits du Maroc et du Soudan, le désert était sillonné des caravanes qui portaient ses marchandises, sa fortune s’élevait à deux ou trois cent mille francs, son nom était honoré à Timbouktou et à Mogador, et connu de toutes les tribus du Sahara. Chaque année, il venait passer deux ou trois mois au Maroc ; vers 1865, il s’y maria. Il projetait d’emmener sa femme au Soudan, et d’y fonder une communauté Israélite, lorsque sa brillante étoile se voila soudain. En revenant des environs de Mogador, où s’était célébré son mariage, il reçut à Aqqa la nouvelle que plusieurs caravanes, qui lui appartenaient, venaient d’être enlevées par des pillards ; quelques jours après, des Musulmans arrivant de Timbouctou lui rapportent qu’en son absence, un de ses frères, laissé à la tête de sa maison, était mort, et qu’aussitôt le chef de la ville avait confisqué le contenu de la demeure du défunt, sous le prétexte de dettes prétendues. Prévoyant de graves difficultés, Mardochée laisse sa femme à Aqqa, chez son père, et se hâte de partir seul pour le Soudan. Tous les ennuis l’y attendaient. Le chef refusa de rendre tout ce qu’il avait confisqué, et devint malveillant ; l’envie longtemps contenue des concurrents se déchaîna à la vue de la disgrâce et du malheur, et éclata en hostilité bruyante. Mardochée sentit que, pour le moment, la résidence de Timbouktou ne lui était pas possible ; il réunit les débris de sa fortune, quarante mille francs, et quitta le Soudan.

« Il reprenait, triste et découragé, cette route du Maroc qu’il avait si souvent parcourue plein de joie et d’espoir ; seuls un Juif, un esclave noir et un guide arabe très sûr nommé El Mokhtar l’accompagnaient ; tous quatre étaient montés sur des chameaux de course et marchaient vite, sans bagages ; Mardochée avait converti tout son avoir en poudre d’or ; deux petites outres contenaient le trésor, il en portait une, le Juif l’autre. Ce n’est pas sans danger qu’une aussi faible troupe s’engage dans le Sahara ; d’ordinaire on le franchit en nombreuse caravane, mais les caravanes mettent trente jours pour exécuter le trajet et, monté comme il l’était, Mardochée espérait le faire en vingt et un ; plusieurs fois, il avait ainsi traversé le désert, toujours avec succès. Les dix-huit premiers jours de route se passèrent heureusement, les voyageurs ne rencontrèrent pas un être humain ; El Mokhtar les conduisait en dehors des directions suivies, et les arrêtait à des points d’eau connus de lui presque