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« Le 20 juin 1883 commença vraiment mon voyage, qui dura jusqu’au 23 mai 1884. Pendant ce temps, ma prétendue histoire ne varia guère : j’étais un rabbin d’Alger allant, aux yeux des Musulmans, quêter des aumônes, m’enquérir du sort et des besoins de mes frères ; aux yeux des Juifs, Mardochée était de Jérusalem ; pour les Musulmans, il demandait la charité ; pour les Juifs, il remplissait la même mission que moi. Il ne fut plus question de Juda Safertani ni de médecine ; celle-ci avait un double inconvénient : les Marocains, pour qui tout chrétien nait médecin, étaient disposés, par cette profession, à soupçonner ma race ; puis la boite de médicaments inspirait la convoitise : une boite suppose un trésor, et on disait que j’avais deux caisses d’or avec moi. A Fàs, dans le courant du mois d’août, instruit par l’expérience des premiers jours de route, je me défis de mes remèdes, et je modifiai mon bagage et mon costume ; les boîtes furent remplacées par un sac en poil de chèvre ; je supprimai, dans ma tenue, ce qui rappelait le Juif d’Orient, c’est-à-dire la calotte rouge, le turban noir, les souliers et les bas, et j’adoptai la calotte noire, le mouchoir bleu et les bebras (babouches) noires des rabbins marocains ; je laissai pousser des nouader, mèches de cheveux placées à côté des tempes, qui tombent jusqu’aux épaules ; mon costume était dès lors celui de tous les Juifs du Maroc ; il ne varia plus, si ce n’est qu’au début de l’hiver, j’y ajoutai un khenif (burnous noir à lune jaune). — A Fàs, j’organisai définitivement mes moyens de transport ; jusque-là, j’avais loué des mulets : j’en achetai deux, qui nous portèrent, Mardochée et moi, avec notre bagage, pendant dix mois, jusqu’à notre retour à la frontière algérienne.

« Les premiers jours de mon voyage, j’avais trouvé gite tantôt en des chambres louées dans des maisons juives, tantôt dans les synagogues. A Tanger et à Tétouan, je louai des chambres ; au delà de Fàs, cela ne m’arriva plus. A partir de là, je passai mes nuits à la belle étoile dans le désert, sous des abris fournis par l’hospitalité juive ou musulmane dans les lieux habités. Lorsqu’on faisait halte dans un endroit habité, groupe de tentes ou village, s’il n’y résidait pas de Juifs, mon escorte me gardait avec elle, et me faisait donner l’hospitalité par la famille à qui elle-même la demandait ; lorsqu’il y avait une communauté israélite, l’escorte me conduisait à la synagogue, où