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fatigués, nous achetons du pain et des olives, et nous nous mettons à déjeuner, assis par terre, sur une place ; pendant que nous sommes ainsi passe, à deux pas de moi, une bande d’officiers de chasseurs d’Afrique sortant du Cercle ; je les connais presque tous ; ils me regardent sans soupçonner qui je suis [1]. Notre après-midi est plus heureuse que la matinée : nous découvrons un certain nombre d’Israélites rifains ; ils viendront nous trouver à huit heures du soir, dans une chambre que nous louons, et on discutera en réunion les moyens de traverser le Rif. Plus d’hôtel juif ici ; nous louons une chambre à une famille israélite.

« A huit heures, tout est prêt pour recevoir notre monde : dans une pièce de 2 mètres de large sur 5 de long, dont les murs, le sol et le plafond sont peints en gris, ont été placés, sur un escabeau, une bougie, une bouteille d’anisette et un verre. Les uns après les autres, une dizaine de Juifs, la plupart à barbe blanche, entrent discrètement, et nous voici tous assis par terre, en cercle, autour de la bougie ; Mardochée remplit le verre d’anisette, l’élève et dit : « A la santé de la Loi ! A la santé d’Israël ! A la santé de Jérusalem ! A la santé du pays saint ! A la santé du Sbaot ! A vos santés à tous, ô docteurs ! A ta santé, rabbin Joseph (moi) ! » Il trempe ses lèvres dans le verre, et le passe à son voisin qui le vide ; puis le verre fait le tour, et chacun des Juifs le vide d’un trait. Mardochée prend la parole. Il s’appelle Mardochée Abi Serour, et naquit au fond du Maroc ; une ferveur et un amour de l’étude précoces lui firent quitter presque enfant son pays natal ; allant de ville en ville, s’arrêtant partout où enseignait un rabbin célèbre, altéré de la parole de Dieu et fréquentant les hommes pieux, il parvint à dix-huit ans à Jérusalem ; il y passa plusieurs années en compagnie des plus saints docteurs ; ayant recueilli, sans que sa soif fût apaisée, tout ce que l’Orient et l’Occident possédaient de science théologique, il voulut revoir ceux qui lui avaient donné le jour, et, franchissant les mers, il regagna le foyer paternel. De tristes changements l’y attendaient : il avait laissé son père opulent, il le trouva ruiné.

  1. Le capitaine René de Segonzac, dans un article daté de Rabat, le 15 janvier 1917, confirmant le récit de Charles de Foucauld, écrit : « Les cavaliers défilèrent, distraits ou méprisants ; l’un d’eux, avec un ricanement, fit remarquer à ses camarades que ce petit juif accroupi, en train de manger des olives, avait l’air d’un singe. Nul ne le reconnut. » (L’Afrique française, janvier-février 1917).