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vous la donner ! » Et les soldats mêlèrent un peu de rhum à l’eau saumâtre du puits. « Il savait se faire aimer, celui-là, » ajoutait le narrateur, « mais c’est qu’il aimait aussi le troupier ! Bien des années après les combats contre Bou Amama, j’ai retrouvé mon ancien chef, monsieur, et il m’a dit, en propres termes : « L’armée d’Afrique ? Elle est encore meilleure que celle du continent : la moitié des hommes de mon peloton auraient pu faire d’excellents moines. » Peut-être exagérait-il un peu : mais cela prouve l’amitié qu’il avait gardée pour nous [1]. »

« Les Arabes avaient produit sur lui une profonde impression. L’insurrection terminée, il demanda un congé pour faire un voyage dans le Sud et les étudier. N’ayant pu obtenir ce congé, il donna sa démission, et vint s’installer à Alger, pour préparer son grand voyage au Maroc. » [2]

Il avait vingt-quatre ans. Si la part d’inconnu était bien grande encore, dans l’avenir de ce très jeune ancien officier, une chose était dès lors certaine : il était né pour habiter l’Orient ; il avait en lui cette vocation qui ne nait pas, comme certains se l’imaginent, de l’amour de la lumière, mais bien plutôt de l’amour du silence habituel, de l’espace, de l’imprévu et du primitif de la vie, du mystère également qu’on devine dans des âmes très fermées. Quand cette vocation parle et commande dans un cœur d’homme, il n’y a qu’à la suivre. On la combat sans la vaincre. Demandez-le aux vieux sahariens qui ont essayé de prendre du service en France, et qui trouvent que la meilleure garnison ne vaut pas le désert, et qu’un colonel, défilant à la tête de son régiment, n’éprouve point le sentiment de libre puissance, ni le petit frisson d’isolement et d’aventure possible qui tiennent en éveil, et en joie inquiète, le petit lieutenant, chef de corps lui aussi, dont les vingt-cinq méharistes, à la file, marchent sous les étoiles, faisant crouler le sable des dunes sous le pied des chameaux, et suivant une piste vagabonde, incertaine souvent, à la recherche d’un puits ou d’une bande pillarde. Demandez-le à ceux qui ont pris leur retraite, imprudemment, aux bords de la mer de Bretagne ou sur le rivage de Nice ; à ceux-là surtout, trop vieux pour la vie

  1. C’est dans cette expédition que le lieutenant de Foucauld connut l’officier interprète Motylinski, qu’il devait retrouver plus tard, en pays touareg.
  2. Général Laperrine. Les Étapes de la conversion d’un houzard.