Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/816

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

conseil judiciaire. On devine, d’ailleurs, que les hôteliers, les boîtiers, les tailleurs, les marchands de Pontet Canet et de Corton n’étaient pas les seuls qui s’entendissent à faire des brèches dans la fortune de ce jeune grand seigneur. La vie qu’il mena à Pont-à-Mousson, au sortir de l’École de cavalerie, ne fut pas plus rangée. On raconte même qu’ayant été obligé de quitter divers logements, parce que les co-locataires se plaignaient du tapage qu’il y faisait et des compagnies fâcheuses qu’il y attirait, il finit par avoir quelque peine à trouver un garni dans cette petite ville. Heureusement, en 1880, le 4e hussards, où il était lieutenant, fut envoyé en Algérie.

Epoque décisive. La passion de la terre d’Afrique, et, en somme, la passion coloniale, va s’emparer du jeune officier, et grandir jusqu’à donner une orientation nouvelle à une vie mal commencée.

Le 4e hussards, devenu le 4e chasseurs d’Afrique, tenait garnison à Bône et à Sétif. Prononcez ce mot de Sétif devant un de ceux qui connaissent la légende, sinon l’histoire du Père de Foucauld : vous entendrez presque sûrement raconter une ou deux anecdotes dont le personnage principal aurait été le fameux lieutenant. Elles sont amusantes ; authentiques, le sont-elles ? j’en doute. Plusieurs de ceux qui, devant moi, ont répété ces légendes régimentaires, changeaient le nom du héros. Ce n’était plus Charles de Foucauld ; c’était un de ses camarades ; les dates variaient aussi. Je préfère m’en tenir aux faits bien établis. Les voici. A peine débarqué, le lieutenant de Foucauld part pour les manœuvres. Quelques semaines se passent ; il revient à Sétif, et s’y installe. Bientôt, des représentations lui sont faites, amicales d’abord, puis plus fermes ; on lui reproche d’être un sujet de scandale, de vivre maritalement avec une jeune femme venue de France dans le même temps que lui, et qui affiche cette liaison. Il prend très mal les avis, puis l’ordre de son colonel. Les propos échangés, le refus absolu, opposé par le lieutenant à son chef, blessent la discipline. Le dénouement est prévu : il faut rompre avec cette maîtresse ou quitter le régiment. Que va faire Foucauld ? Il ne cède pas. Je ne crois pas qu’on puisse dire ici que la passion l’emporte ; non, c’est la volonté, terrible et sans maitre encore, qui refuse de plier. Il quitte ses camarades, brise à demi sa carrière, se fait mettre, par le ministre, en non-activité temporaire, et se retire à Évian.