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Mais ce n’est pas forcer, je crois, la psychologie du personnage d’imaginer que dans ce désarroi il dut connaître une sorte d’ivresse, car cette fois il se trouvait bien devant un de ces événements tragiques, inattendus, dont il parlait jadis à la comtesse Téléki, et qui faisaient pour lui tout le prix de la vie… L’Entente le lâchait ! il allait lui montrer ce qu’il pouvait contre elle à son tour, en déchaînant sur le monde un bolchévisme dont l’Europe entière crèverait — ce sont ses propres paroles. Il y avait en lui la fureur du paysan de la fable hongroise qui, debout sur le seuil de sa maison, voit une tempête de grêle s’abattre sur sa vigne, détruisant tout l’espoir de la récolte. Silencieux, calme en apparence mais le cœur rempli de colère, il contemple la bourrasque. Puis l’orage passé, il murmure : « Maintenant, regarde, bon Dieu, ce que moi aussi je sais faire ! » Il prend sa hache, sort de chez lui, s’élance dans sa vigne, cogne en furieux à droite, à gauche, et saccage en quelques minutes ce que l’orage avait laissé... Ainsi Karolyi s’écriait : « Maintenant l’Europe va voir ce que, moi aussi, je sais faire ! » Il allait décrocher la hache, faire sortir de la prison Bêla Kun et ses amis, leur remettre le gouvernement et massacrer, comme un dément, ce qui restait de la Hongrie.

Les Juifs qui l’avaient soutenu jusque-là (car dans cette Hongrie féodale, même pour faire une révolution il faut toujours le grand nom d’un Magnat) les Juifs ne lui laissèrent même pas la satisfaction amère de faire délibérément le geste du paysan hongrois. La révolution bolchéviste du 20 mars, comme naguère celle du 30 octobre qui l’avait porté au pouvoir, se passa presque sans lui, et toujours sur l’initiative d’Israélites audacieux. Dans la journée, tous les ministres avaient démissionné, les uns pour ne pas souscrire au démembrement de la Hongrie, les autres parce qu’ils sentaient l’heure venue de faire triompher des idées pour lesquelles ils travaillaient depuis longtemps en secret. Ces derniers, Böhm et Kunfi, certains maintenant d’entraîner, à la faveur de l’indignation patriotique, la masse jusqu’ici récalcitrante des ouvriers socialistes, allèrent trouver Bela Kun dans sa prison et arrêtèrent avec lui les dernières mesures à prendre pour établir à Budapest la République des Conseils. Toute la nuit, les autos de l’armée, dont disposait Pogany, parcoururent les faubourgs pour rassembler les membres des soviets d’ouvriers et de