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recourait à ces mots décisifs : « C’est un fait établi par l’Histoire... » formule qui revenait si souvent dans ses propos que ses amis ne l’abordaient qu’en le saluant par cette phrase dont ils avaient fait une scie.

Le 12 mars, Kéri revint à Budapest, et ses conversations, plus encore que ses lettres, persuadèrent Karolyi qu’une étincelle suffirait à embraser l’Europe, et que, nouvel Attila, il tenait dans ses mains, par la menace du fléau bolchéviste, le sort de l’Occident tout entier. Dans le même temps le bruit courait qu’une armée russe s’avançait sur les Karpathes au secours du communisme hongrois. Un mémoire du colonel Stromfeld, futur commandant de l’armée rouge, présentait à Karolyi ces rumeurs comme des faits véridiques, et ces Russes fantômes comme une force que rien ne pouvait plus arrêter. Et le comique, c’est que, de leur côté, les bolchévistes russes répandaient au milieu de leur population affamée la nouvelle que les Magyars s’avançaient vers la Russie, poussant devant eux, pour la ravitailler, d’immenses troupeaux de cochons !

Juste à ce moment, le colonel Vix reçut l’ordre de remettre sans délai, sous la forme d’un ultimatum exécutable dans les dix jours, la fameuse note dont il appréhendait les suites et qu’il aurait tant souhaité ajourner encore quelque temps. L’ordre était catégorique : il n’avait qu’à obéir. Le 20 mars, il se rendit donc au palais royal de Bude pour porter son message au Président de la République hongroise. Dès qu’il en eut pris connaissance, Karolyi convoqua tous les ministres, en présence du colonel Vix, pour leur demander leur avis. Ils déclarèrent à l’unanimité ne pouvoir prendre sur eux de souscrire à des conditions qui préjugeaient une paix inacceptable pour leur pays. Quelques-uns même (Böhm en particulier) s’exprimèrent si violemment que le colonel dut déclarer qu’il était là pour présenter un ordre et non pour engager des discussions. Et il se retira, laissant le Président et ses ministres à leur délibération.

Quels furent alors les sentiments de Michel Karolyi ? Certainement un désespoir sincère de voir s’évanouir la dernière espérance qui pouvait encore rester de conserver dans ses frontières anciennes la Hongrie millénaire ; et certainement aussi une rancune personnelle à l’égard des Alliés qui, disait-il, l’avaient trahi et le récompensaient bien mal de la paix séparée qu’il avait faite et du désarmement volontaire de son pays.