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les pires bassesses. Il empruntait à tout le monde, à des gens qu’il connaissait depuis cinq minutes à peine, à tous les garçons de café et de salles de rédaction. Au reste assez cultivé, avec un goût du romanesque qui lui avait fait choisir, pour se loger, les restes d’un vieux cloître perdu dans l’ile Marguerite, un des endroits les plus plaisants de Pest sur lequel flotte le souvenir de la sainte reine de Hongrie. Une nonchalance souveraine lui paraissait une élégance indispensable de l’esprit, et l’un de ses bonheurs, c’était de jeter dans l’angoisse le directeur de son journal par les retards qu’il mettait à lui envoyer sa copie. L’insolence du ton et la satisfaction de contredire et de déplaire complétaient cette physionomie de littérateur dandy vers laquelle il s’évertuait. On le voyait par exemple élever l’Allemagne aux nues ; mais si son interlocuteur avait la fâcheuse idée d’entrer dans son opinion, changeant aussitôt de point de vue, il dépeignait une Teutonie, qui n’était que platitude, balourdise et brutalité. Tantôt il traînait dans la boue l’aristocratie magyare ; tantôt il célébrait en elle une élégance raffinée, qui conservait, disait-il, dans le monde, des germes de pourriture précieux. Et dans tous ces bavardages — qu’il écrivit ou qu’il parlât — il apportait un curieux don de grossir, de déformer, de passionner toute chose au gré de la fantaisie la plus insincère du monde, mais qui semblait à son public ingénu un intéressant effet de la nature et de l’art.

Un tel homme était bien fait pour éblouir Karolyi. Pendant longtemps, Kéri avait tourné autour du magnat naïf et prodigue pour tirer de lui quelque argent. Un jour enfin il avait réussi à se faire envoyer à Berne avec une mission bien payée. Superbement vêtu, logé dans le meilleur hôtel, il menait la vie de grand seigneur qu’il rêvait, en compagnie de bon nombre de ses coreligionnaires. Ce qui faisait dire à un magnat : « Aujourd’hui les Juifs vivent comme des comtes ; et nous, nous vivons comme des Juifs. » Pour justifier sa mission et entretenir son patron dans ses idées illusoires, il lui adressait des rapports d’une truculente fantaisie sur la situation de l’Europe et de la France en particulier. Dans une forme brillante et vide, il lui montrait les tourbillons bolchévistes entraînant le monde dans leur vertige ; il amusait son esprit de mirages apocalyptiques, nés de la fumée d’un cigare et des vapeurs d’un bon repas ; et quand il était à bout d’inventions et d’arguments, il