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sans-travail, de démobilisés, de forçats en rupture de ban et de prisonniers russes, il envahit la cour d’une caserne et harangue les soldats, qui s’étaient mis curieusement aux fenêtres. D’une chambrée partit un coup de feu. Ce fut aussitôt le signal d’une assez vive fusillade entre soldats et communistes. Bela Kun abandonna la place et se rendit alors dans une autre caserne, où son échec fut plus piteux encore. Les soldats l’enfermèrent dans le poste de police. Vainement, pour le délivrer, ses partisans essayèrent de forcer l’entrée de la caserne. Il ne fut remis en liberté que sur l’intervention de son coreligionnaire le docteur Joseph Pogany.

Ce Pogany, qui s’attribuait le titre de Président des Soviets de soldats, était le même personnage qui, le soir du 30 octobre, avait pris la tête de la petite troupe qui assassina le comte Tisza. C’était le fils du laveur de cadavres d’une synagogue de Pest. Il avait suivi les cours de l’Université et reçu le grade de docteur — ce qui ne laissait pas de surprendre quand on voyait ses allures de boucher et sa figure brutale, où deux yeux mal éveillés avaient peine à se faire jour dans la graisse. Féru de succès dramatiques, il était l’auteur d’une pièce, refusée d’ailleurs partout, intitulée Napoléon, dans laquelle il montrait un Empereur pacifiste, nourrissant dans son cœur des rêves idylliques de vie à la campagne, mais toujours contraint à la guerre par une fatalité malheureuse. Pareil à ces cabotins qui, pour avoir un jour tenu sur les planches d’un théâtre le rôle du Petit Caporal, continuent dans la vie à se croire l’Empereur, le docteur Joseph Pogany, la main gauche dans son gilet et la droite derrière le dos, l’œil plissé comme s’il regardait au loin dans une lunette imaginaire les charges d’Austerlitz, posait à l’homme légendaire, et dans les salles de rédaction ses camarades juifs se montraient, en riant, ce Napoléon de ghetto.

Lorsqu’éclata la guerre il se débrouilla comme il put pour être exempté du service (ce fanatique du dieu des combats, n’aimant dans l’Empereur qu’un petit bourgeois débonnaire). Il collaborait alors au journal socialiste Nepszava, (la Voix du Peuple.) Chaque grand quotidien de Budapest était autorisé par le ministre de la guerre à conserver les rédacteurs estimés indispensables. Mais le directeur du Nepszava ne jugea pas indispensables les services de Pogany, qui se rabattit sur une feuille d’allure bourgeoise et modérée. Grâce au comte Tisza,