Page:Revue des Deux Mondes - 1921 - tome 62.djvu/781

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après quelques vagues discours, députés et magnats ramassèrent dans leurs pupitres et au vestiaire leurs papiers et leurs objets personnels. Des fiacres qui attendaient dans la rue emportèrent tout cela…

L’après-midi, les Conseils provinciaux qui s’étaient substitués partout aux autorités régionales, se rassemblaient dans le même Parlement. Quarante mille personnes, avec drapeaux et. bannières, s’étaient massées autour du bâtiment tout neuf, construit au bord du Danube, sur le modèle de Westminster, par ces architectes hongrois toujours bizarrement passionnés d’un moyen âge sans raison. Officiers et soldats formaient un groupe à part ; les prêtres des deux confessions s’étaient réunis ensemble. Au-dessus de la foule muette, assez morne et sans couleur, un petit vent aigre agitait dans l’air mat et gris les grandes bannières rouges et les drapeaux, où déjà les chrysanthèmes commençaient de se faner. Enfin, sous le haut porche gothique, apparut Michel Karolyi.

Près de lui, Marton de Lovassy, reconnaissable à sa haute stature, Bouza Barna, minuscule, Garami, l’abbé Hock, Iassy, Diéner Denès, Szendé, le comte Batthyani, Böhm, Bokanyi, Bela Lindner, Kunfi, tous les principaux membres du Conseil National. Karolyi prit la parole, mais sa voix ne portait pas. Après le grand seigneur, Bokanyi, le délégué des ouvriers, s’avança, pauvrement habillé, son feutre mou dans la main droite, sa tête rude, aux épais cheveux encore noirs, à la forte moustache, éclairée par un jour cru. D’une voix habituée à dominer les réunions publiques, il lança ce mot : « Citoyens… » À ce mot la foule fit un pas en avant, comme fascinée, avec un Ah ! sourd, une sorte de gémissement de joie, et puis elle éclata en une clameur folle par où elle exprimait que son profond désir de liberté était rempli… Quand Bokanyi eut fini sa harangue, Karolyi, la main levée, jura le premier fidélité à la République populaire. Les autres ministres l’imitèrent. Puis des milliers de bras se tendirent au-dessus des têtes dans le geste sacramentel si souvent reproduit par nos estampes de la Révolution. Et pour achever la ressemblance avec des scènes qui jadis se sont déroulées chez nous, on vit, le même jour, l’archiduc Joseph, l’Homme du Roi, renonçant à tous ses titres et à son nom même de Habsbourg, venir jurer fidélité devant le Conseil National, entre les mains de l’abbé Hock.