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sûres ? » lui demanda le Roi. Arzt fit signe que non de la tête ; et de son air fataliste il ajouta : « Sire, il n’y a plus rien à faire. Maintenant, tout est perdu... »

A quelques jours de là, les Viennois proclamaient la République. Les Magyars, à leur tour, exigeaient l’abdication du roi Charles. Accompagné de cinq autres délégués, le Primat de Hongrie, Mgr Csernosch (ce même prélat qui, quelques mois auparavant, avait posé sur sa tête la couronne de saint Etienne) se rendit, le 12 novembre, à Vienne, pour présenter à Sa Majesté un message où le gouvernement provisoire lui déclarait sa résolution de changer la forme de l’État. Le Roi en écouta la lecture, debout, très pâle, et des larmes dans les yeux. « . Monseigneur, dit-il enfin, la Hongrie me hait donc bien ? — Non, Sire, murmura le Prélat, mais elle entend assurer elle-même ses destinées. » Le Roi reprit avec mélancolie : « Je n’ai rien pu réaliser de ce que je désirais si ardemment. Je voulais la paix, la prospérité, le bonheur de mes peuples, et j’ai dû continuer la guerre. J’ai vu la ruine, l’effondrement de tout. Monseigneur, mon père, c’est trop d’épreuves ! Je ne vois que fureur et que haine autour de moi. Me réserve-t-on le sort de Louis XVI et de Nicolas II ? Où va-t-on me jeter comme un simple malfaiteur à la porte de ma patrie ? — Sire, dit le Primat de Hongrie, il faut tout espérer de la miséricorde divine. ― Oui, fit le Roi, en qui donc aurais-je espoir maintenant, sinon en Dieu ? » Et il ajouta : « Monseigneur, dites au comte Karolyi que je reconnaîtrai, quelle qu’elle soit, la décision prise par la nation. Je ne veux pas être un obstacle au bonheur de mes peuples, si ma disparition doit assurer ce bonheur. » L’entretien prit fin sur ces mots [1].

Quatre jours plus tard, samedi, 16 novembre, la République était proclamée à Budapest. Dans la matinée, la Chambre des députés et celle des magnats tenaient leur dernière séance. Elles furent lugubres. Peu de voix s’élevèrent pour jeter un timide adieu au régime déchu. Dans aucune des deux assemblées qu’il dominait de son autorité depuis plus de vingt ans, pas une parole de regret ne fut adressée à la mémoire de Tisza. Moins courageux que leur chef, la plupart de ses partisans s’étaient abstenus de paraître, redoutant peut-être son sort.

  1. Ces détails m’ont été fournis par un familier du prélat.