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sera bon contre les Juifs et les notaires à l’occasion... » Des jeunes filles arrachaient les écussons des officiers, les déchiraient ou posément les coupaient avec des ciseaux. Les officiers se laissaient faire : l’un d’eux qui résista fut tué. Des bandes de pillards se jetaient sur les dépôts militaires. La foule envahit la gare de l’Est, arrache les pancartes allemandes et s’oppose au départ d’une compagnie envoyée en renfort sur le front. Le soir, au crépuscule, dans un coin de la ville, entre sa femme et sa nièce, on assassinait Tisza.

Le Roi était à ce moment à Schönbrunn. Sur les onze heures du soir, le prince Louis de Windischgraetz se rendit de Vienne au château. Malgré l’heure tardive, aucune lumière ne brillait aux fenêtres. L’immense demeure, plongée dans les ténèbres, paraissait inhabitée. Le Prince raconte dans ses Souvenirs, — qui ne datent que d’hier et qu’on dirait vieux d’un siècle ! — qu’il monta jusqu’à l’antichambre du cabinet impérial sans rencontrer âme qui vive. Pas un soldat de garde, pas un seul laquais de service. Les grandes salles de gala étaient désertes. L’appareil luxueux, qui d’ordinaire entourait l’Empereur, s’était évanoui. Les généraux, les maréchaux, les membres du haut clergé et de l’aristocratie, à l’exemple des domestiques, avaient abandonné leur maître. Conrad de Hœtzendorf, qui avait accepté récemment la prébende grassement payée de Commandant des gardes du corps, avait fui à l’heure du danger. Sans doute dormait-il paisiblement, à cette heure, dans son château de Villach en Karinthie. Et tout en traversant cette étrange solitude, le Prince se disait en lui-même : « où donc sont-ils aujourd’hui, les Lobkowitz et les Auersperg, les Clam et les Schwarzenberg, les Czernin, les Esterhazy ? Où sont les Zichy, les Batthyani, les Festetics, les Kinski, tous ces nobles seigneurs d’Autriche et de Hongrie, qui depuis des siècles s’agenouillaient sur les marches du trône et vivaient des faveurs royales !... » Et le souvenir lui revenait aussi de la dernière fête donnée pour l’anniversaire du Roi. C’était le 17 août dernier, à Reichenau, il y avait trois mois à peine, dans la villa Wartholz. Les chevaliers de l’Ordre de Marie-Thérèse étaient assis autour de la table d’honneur. Conrad de Hœtzendorf glorifia en termes pompeux les vertus de Sa Majesté. Puis tout à coup, les chevaliers s’étaient levés tous ensemble, faisant sonner leurs éperons et tirant leurs sabres du fourreau. Et