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où le Comte devait arriver. Cette multitude presque immobile était traversée par instant de lents courants et de remous profonds. Au-dessus de ce silence et de cette lourde houle, se déployaient d’immenses bannières écarlates, brique, sang de bœuf, lie de vin, pourpres, toute une gamme de tons violents qui contrastaient étrangement avec la masse sombre des gens et la grisaille humide du. ciel. Soudain cette masse s’entr’ouvrit pour laisser passer les « Amis du Peuple, » Marton de Lovassy, qui, à la Chambre des députés, avait osé crier un jour : « Nous sommes les amis de l’Entente. Vive la France républicaine ! Vive la liberté ! » et qu’on avait voulu pendre ; le socialiste Garami, directeur du journal Nepszava (la Voix du Peuple) ; le social-démocrate Bokanyi ; le colonel Lindner ; d’autres encore dont on acclamait les noms. Enfin, le train arrive. On se rue, ou s’écrase avec une sorte de fureur toujours bizarrement silencieuse. Soudain une clameur énorme, un vrai rugissement. On agite des mouchoirs, des branches de chêne et de sapin, des étoffes aux couleurs nationales. Karolyi vient d’apparaître sur le perron de la gare. On salue en lui follement le libérateur de la Hongrie. Il parle avec des gestes saccadés. Personne n’entend ce qu’il dit, mais on applaudit de confiance. Marton de Lovassy lui crie : « Prends le pouvoir. Tu le tiendras du peuple, sinon du Roi. » « Citoyens, clame une voix puissante, nous avons un ennemi de plus, c’est le roi Charles !... » Naguère une telle parole eût fait charger la police et le sang eût coulé ; aujourd’hui elle ne soulève que des applaudissements. Karolyi monte en voiture. Et tout à coup mon cœur se serre, mes yeux se brouillent, l’émotion me prend à la gorge : la foule chante, et malgré les paroles étrangères et la cadence plus lente, je reconnais la Marseillaise. Ce qu’elle chante, cette foule, c’est le chant de mon pays, que je n’ai pas entendu depuis plus de quatre ans ; c’est le cri sublime de ma race qui pour ces gens veut dire liberté, et qui pour moi crie victoire ! ... « Ah ! le magnifique instant. Monsieur, qui me hausse une minute, moi, inutile prisonnier de guerre, à la taille de tous mes frères de tranchée, et m’exalte d’une si forte émotion que je crois vivre au-dessus du temps, au-dessus de cette multitude et de moi-même. Alors secoué, bousculé, rudoyé, je me laisse emporter par la marée humaine, et je mêle, moi aussi, ma voix à celle de tous ces Magyars : Le jour de gloire est arrivé ! ... »