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pendant près d’une heure et demie. Mais tandis qu’il parlait, le prince Windischgraetz lui téléphona de Vienne pour l’engager à la méfiance. Charles reposa l’appareil et poursuivit l’entretien. Il retint son hôte à dîner, et Karolyi, ce soir-là, dut bien croire que, le lendemain, il serait le Président du Conseil. Sur les dix heures, dans un salon, il se trouva tout à coup face à face avec la Reine qui, sans autre préambule, lui dit d’une voix altérée : « Comte, il faut nous aider. Il faut aider l’Empereur, mon époux, votre Roi. On m’a dit que vous alliez faire la Révolution, que la Hongrie allait nous renier. Comte, feriez-vous cela ? Ce serait trop horrible ! Sauvez mon Charles ! C’est un si brave homme ! II est si bon, si désireux de faire le bonheur de ses peuples ! II ne voulait que la paix... » Et sur ces mots l’Impératrice-Reine sortit précipitamment, sans que Karolyi étonné ait eu le temps d’ouvrir la bouche.

Quelques instants plus tard, le Roi disait en souriant tristement à Karolyi : « Monsieur le Comte (et il insista sur ce mot de Monsieur tout à fait inhabituel), il faut absolument que je retourne à Vienne où la situation est inquiétante. Venez avec nous. Le train nous attend. Nous arrangerons là-bas les choses de Hongrie, car vous m’aiderez, n’est-ce pas ? » Karolyi s’inclina, prit place dans le train ; et pendant le trajet il put se rendre compte qu’il n’y avait guère que le Roi qui ne lui fût pas hostile.

En arrivant à Vienne, l’Empereur prit congé de lui avec beaucoup de cordialité et le pria de se tenir à sa disposition. Mais c’est en vain que toute la journée, Karolyi attendit à l’hôtel Bristol la convocation du Souverain. Vers quatre heures, il fit demander au Grand Maître de la Cour ce que signifiait ce silence. Celui-ci lui répondit qu’il n’avait qu’à rentrer à Budapest, et que l’archiduc Joseph, nommé Homo Regius, c’est-à-dire représentant de la personne royale en Hongrie, lui communiquerait les décisions de Sa Majesté. Évidemment les conseils du comte Windischgraetz avaient fini par prévaloir, et la volonté de résistance l’emportait sur les velléités libérales.

Dans la matinée du lendemain, Karolyi revenait à Budapest. Un témoin oculaire, un officier français, prisonnier en Hongrie, m’a fait le tableau de ce retour. « Je n’ai jamais vu, me dit-il, un spectacle comme celui que j’ai contemplé ce jour-là. Une foule immense et silencieuse battait la gare de l’Ouest