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et, pour le compromettre, on envoya de là-bas un colonel qui avait fait merveille dans des affaires d’espionnage en Turquie. Celui-ci s’aboucha avec un secrétaire de Karolyi, qu’il savait joueur et besogneux, afin d’obtenir de lui, contre une forte somme d’argent, la correspondance de son patron. Le secrétaire était honnête. Il avertit Karolyi de la machination, et convint avec lui qu’il ferait mine d’accepter les propositions de l’Allemand et lui fixerait un rendez-vous. Les deux hommes se rencontrèrent, en effet, pour arrêter les termes du contrat ; mais, à la fin de l’entretien, deux témoins apostés, ouvrant la porte d’une chambre contiguë, déclarèrent au Colonel qu’ils avaient dressé procès-verbal de toute la conversation. Cette affaire qui s’ébruita accrut encore le prestige de Michel Karolyi, au milieu d’une population excédée des façons autoritaires que les Allemands prenaient de plus en plus avec elle, et qui entrevoyait aujourd’hui que la Hongrie était offerte en sacrifice à l’Allemagne.

La rupture du front bulgare, le recul de Ludendorff en France, l’écroulement inévitable du front austro-hongrois, tout semblait lui donner raison. Au Parlement, il déclarait que le salut du pays exigeait qu’on abandonnât l’Allemagne à son destin, qu’il fallait déposer les armes avant d’être envahi, se confier au président Wilson, et réaliser au plus tôt de grandes réformes démocratiques pour attirer sur la Hongrie les sympathies de l’Occident. De telles paroles, dans une Chambre où dominait toujours l’esprit loyaliste de Tisza, apparaissaient sacrilèges. Des députés menacèrent de le gifler ; et même, on parla plusieurs fois de le mettre en accusation. Mais en dehors du Parlement, ses discours réveillaient de très profonds échos, que prolongeait dans tous les cœurs l’appréhension d’un formidable inconnu. Maintenant, il faisait figure d’un prophète qui, si on l’avait écouté, aurait détourné de la patrie les malheurs qui tombaient sur elle ; et, dans l’effondrement de tout, il apparaissait le seul homme capable de sauver encore ce qui pouvait être sauvé. De jour en jour, d’heure en heure, à mesure que la catastrophe militaire devenait plus imminente, sa popularité s’accroissait de toute la haine qui montait autour du comte Tisza. Et enfin pour le servir et le porter au pouvoir, s’exaspérait dans le pays le vieux désir toujours vivace d’une Hongrie indépendante, à jamais débarrassée de la domination autrichienne.