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les victimes. Nous avons connu, nous aussi, avant 1789, de ces belles étourdies, enthousiastes de principes qui les menèrent à l’échafaud...

Comme Michel Karolyi faisait grand état des relations qu’il avait nouées, au cours de son fameux voyage, avec les principaux personnages politiques de l’Entente, le comte Czernin, ministre des Affaires étrangères de la Double Monarchie, eut l’idée de l’envoyer en Suisse, lorsqu’il commença d’entrevoir la nécessité pour l’Autriche de faire une paix séparée. Le résultat fut piteux. Karolyi avait expédié en avant, comme fourrier chargé de préparer sa mission, un extravagant personnage, qu’il devait prendre plus tard pour ministre des Affaires étrangères, son ami Diéner Denès. Ce Juif, qui tenait, à Budapest, un cabinet de lecture dont il avait dévoré tous les livres, avait une cervelle à l’image de ces bibliothèques de hasard où tous les bouquins se mêlent. Lui-même était l’auteur d’un ouvrage sur Léonard de Vinci, qu’il était resté, disait-il, très longtemps sans comprendre, et dont, un jour enfin, il avait découvert le génie à la lumière de Karl Marx. Sur son crâne il portait une perruque blonde : la perruque était de travers, et les idées de même.

Dès qu’il arriva en Suisse, le premier soin de Diéner Denès fut de se mettre en relation avec Guilbeaux et les plus notoires défaitistes, à quelque nation qu’ils appartinssent, qui s’agitaient alors à Genève. Il était déjà suspect aux représentants de l’Entente, lorsque Karolyi le rejoignit. Ses propos bolchévistes ne purent que fortifier le crédule Magnat dans l’idée que la Révolution mondiale était prochaine. Entre temps, le Comte faisait la fête et courait les tripots qui s’étaient multipliés à l’envi dans la vieille cité de Calvin. Lorsqu’il sollicita une audience du ministre d’Angleterre, celui-ci le fit recevoir par un simple vice-consul. Quant à notre ministre, M. Beau, il demanda, parait-il : « Est-ce un polichinelle ou bien un homme influent ? » — « C’est, lui répondit-on, un polichinelle influent. » Et il refusa de le voir.

Mais à mesure que la guerre se prolongeait et que les Allemands faisaient sentir plus durement à Budapest le poids de leur domination, la popularité du Comte allait sans cesse augmentant, du même mouvement que celle d’Etienne Tisza diminuait. Il apparaissait à Berlin comme un dangereux personnage ;