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depuis Pétrograd, par Bîelostock, Vilna, Lemberg, descend jusqu’à Budapest, ils savaient bien que ce n’était qu’un début, que le mouvement ne s’en tiendrait pas là, et que dans les plaines du Nord se préparaient des bouleversements inouïs, dont l’effet, dépassant les frontières de la Russie et s’étendant à l’Europe tout entière, bouleverserait de fond en comble (au moins l’espéraient-ils) le vieil ordre social existant.

Telles étaient les idées qui, au printemps de 1917, emplissaient les salons du palais Karolyi et la tête un peu vide de leur propriétaire. Chez tous ces Orientaux affolés d’Occident, ce grand seigneur admirait une culture qui lui semblait d’autant plus magnifique qu’il était fort ignorant, et une audace de pensée qui flattait son tempérament excessif. De leur côté, ces intellectuels juifs (qui tous n’avaient pas la fortune de Jaszi ou d’Hatvany) se laissaient éblouir par ce magnat richissime, qui voulait bien les accueillir et les traiter en égaux. Les louanges qu’ils lui prodiguaient, venaient renforcer en lui le sentiment déjà outré qu’il avait de son génie politique. Les plus malins en tiraient de l’argent. Et peu à peu se groupaient autour de sa personne tous les espoirs de ceux qui attendaient d’un avenir prochain de grands bouleversements sociaux, ou la paix à tout prix, ou tout simplement une aumône.

Sa femme, la comtesse Michel, comme lui ambitieuse et férue de modernisme, avait elle aussi une cour, dans laquelle se rencontraient une foule de juives exaltées, féministes et pacifistes. Où donc Catherine Karolyi avait-elle pris le goût d’idées et de personnes si étrangères à son milieu ? Pas chez son père, assurément ! Celui-ci, le comte Jules Andrassy, est le type même du grand seigneur hongrois tel qu’on le voit au Nemzeti Casino, entièrement dévoué aux Habsbourg, très fidèle à l’alliance allemande, et profondément attaché à ses privilèges de noblesse. Elle-même, aristocrate comme on l’est dans l’Europe Orientale, en Hongrie, en Pologne et en Russie, elle offre une image achevée de ces femmes qui, tout en bénéficiant des immenses avantages procurés par la fortune et le nom, trouvent une sorte de volupté à se placer en dehors de leur caste et à jouer avec des opinions destructrices de tout ce qu’elles aiment. Il y a sans doute de la sottise, mais surtout beaucoup d’orgueil dans cet engouement naïf pour des idées dont elles sont d’abord les dupes et dont elles finissent souvent par devenir