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ses assemblées provinciales où dominait l’influence de la noblesse et du clergé.

Naturellement, Michel Karolyi appartenait au Casino National. Il y jouait, il y perdait ; et les dettes qu’il accumulait lui retiraient beaucoup du prestige que lui valait son immense fortune. Personne ne prenait au sérieux ce joueur forcené, ce viveur excessif, qui aurait tant voulu briller dans les discussions politiques. Mais l’infirmité de son palais et sa voix aboyante lui faisaient un pauvre instrument. Aussi cherchait-il, comme toujours, à surmonter sa disgrâce en se singularisant, et à se donner de l’importance en s’écartant avec ostentation des opinions communément acceptées autour de lui. Il se disait partisan du suffrage universel, et réclamait une réforme agraire qui aurait partagé entre les paysans les grands domaines seigneuriaux. En politique étrangère, il s’était rallié au programme du vieux parti de 1848. Ce parti, qui ne comptait qu’une dizaine de députés, était résolument hostile à l’Autriche et à l’Allemagne, — en théorie du moins, car dans les faits on le vit souvent faiblir ; il voulait rompre la Triplice, manifestait à l’occasion des sympathies pour la France, et repoussait toute idée d’une guerre dont le résultat, quel qu’il fut, ne pouvait que nuire aux Magyars : vainqueurs, ils seraient plus que jamais asservis aux Allemands ; vaincus, ils étaient sûrs de voir leur pays diminué et la suprématie des Slaves s’établir sur l’Europe Centrale.

En adhérant à ces idées, Karolyi était d’accord avec le vieil instinct de sa race et ses traditions familiales. Son grand-père Batthyanyi, Président de la République hongroise en 1848, avait été fusillé par les Autrichiens, et sa grand’mère ignoblement fessée sur la place publique par les soldats du maréchal Haynau. Allié aux Dillon, aux Polignac, il était naturel qu’il eût des sympathies françaises. Mais les idées valent beaucoup par les hommes qui les représentent. Et peut-être ne fut-il pas très heureux pour la France elle-même que son champion en Hongrie fût le comte Michel Karolyi.

On imagine aisément qu’une antipathie profonde devait opposer l’un à l’autre deux hommes de nature si contraire : un Karolyi et un Tisza. L’un, parfaitement équilibré, d’une robustesse paysanne, passionné certes de puissance, mais sans mesquine vanité, et défendant non sans grandeur cette sinistre