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de vitesse, il tenait en automobile le record des accidents. Enfin, un désir maladif de sensations inédites le poussait aux extravagances. « Voyez-vous, disait-il, un jour, à la comtesse Téléki, ce qui fait à mes yeux tout le prix de la vie, c’est de trouver sans cesse devant moi quelque situation nouvelle, inattendue... » Et cette disposition d’esprit, si elle convient à un dandy uniquement occupé de son plaisir, risque de mener loin un grand seigneur qui nourrissait l’ambition de diriger les affaires de son pays.

Cette ambition, comment le Comte ne l’aurait-il pas eue ? A ses yeux, la politique devait nécessairement apparaître comme le premier des sports auxquels doit se livrer un homme de son rang. De tout temps à Budapest, c’est la haute aristocratie qui a dirigé les affaires. Et si l’étrange maison Orczi peut à bon droit être considérée comme le symbole de l’ascension triomphante de la juiverie de Pest, le Casino National, — le Club de la noblesse, — représente éminemment la puissance de l’aristocratie magyare. C’est dans la Kossuth Lajos-utça, la plus brillante rue de la ville, une maison parfaitement simple, qui repose agréablement la vue au milieu des grands immeubles et de leur terrible cauchemar de brique et de ciment armé. Là, depuis près d’un siècle, dans le bruit des conversations et des parties de cartes, plus encore qu’au Parlement et à la Chambre des Magnats, s’est faite la politique hongroise. Les Magyars de haute lignée, qui s’y rencontraient tous les jours, avaient, à quelques nuances près, les mêmes idées politiques et sociales. Presque tous pouvaient se vanter que leur père ou leur grand-père s’était battu contre l’Autriche en 1848, dans la guerre de l’Indépendance. Mais à l’exemple de Tisza, ils avaient fini par accepter comme une nécessité politique (qui leur valait maints avantages) de vivre en bon accord avec Vienne, et aussi avec Berlin. La Triple-Alliance leur semblait la seule voie de salut contre le danger russe ; et au milieu d’une Europe qui se démocratisait trop vite à leur gré, ils voyaient dans l’Allemagne une alliée providentielle, pour maintenir le plus longtemps possible à la Hongrie ce caractère féodal, qui la fait ressembler d’une façon saisissante à la France d’avant 1789, avec ses immenses domaines seigneuriaux de cinquante à cent mille hectares, tant laïques qu’ecclésiastiques, — biens de mainmorte ou qui paient à l’Etat des redevances dérisoires, — et